Nos manuels scolaires nous ont présenté l’illustre combat de Pasteur pour mettre en pièces le dogme de la génération spontanée comme fruit de sa rigueur expérimentale et de son talent. Le monde devait-il attendre le génie de Pasteur ? Quel a été le rôle exact du Savant de la République ? La fin de l’histoire aurait-elle pu être différente ?

L’article précédent a décrit l’arrière-plan idéologique qui a nourri la querelle entre les deux protagonistes, Pasteur et Pouchet, tout en soulignant son ancienneté expérimentale. A travers le détail de leurs expériences et arguments échangés tels des balles de ping-pong, nous assisterons à la naissance d’un nouveau paradigme.

Une simple affaire de procédés différents ?

Stimulés par le concours proposé par l’Académie des sciences, Pasteur et Pouchet débordent d’imagination expérimentale. Pouchet a refait les expériences de Schwann en obtenant au contraire la prolifération microbienne. Pour écarter les critiques, Pouchet perfectionne le procédé en plongeant le ballon d’eau bouillie dans une cuve à mercure. Après refroidissement et en prenant « mille » précautions, il introduit du foin carbonisé et de l’oxygène obtenu de façon chimique et non issu de l’air. Des moisissures apparaissent à chaque essai.

Pasteur réplique à Pouchet d’une étrange façon. Il écrit dans ses notes de 1860 :

Eh bien je l’admets, l’expérience ainsi conduite est irréprochable, mais seulement sur tous les points qui ont appelé l’attention de l’auteur. Je vais démontrer qu’il y a une cause d’erreur que M. Pouchet n’a pas aperçue (…). Je vais démontrer que dans toute expérience du genre de celle qui nous occupe, il faut absolument proscrire l’emploi de la cuve à mercure.

(Debré, 1995)

Car Pasteur avait reproduit l’expérience de Pouchet et obtenu comme lui la pullulation microbienne. En conclut-il que Pouchet a raison et lui-même tort ? Bien au contraire. Il met au point un appareil – sorte de ventilateur à pompe hydraulique – qui permet de recueillir de l’air dans différentes circonstances, endroits et milieux. L’air recueilli est d’abord filtré à travers une bourre de coton, puis d’amiante, car on pourrait suspecter le coton, d’origine organique, de contenir des germes ou, si la génération spontanée existe, d’en avoir fourni. Les poussières de l’air ainsi captées par les bourres sont mises en culture dans de l’eau sucrée, du lait, de l’albumine, de l’urine, et même du mercure. À chaque fois, des microbes sont observés au microscope.

Pouchet n’est pas en reste. Il examine des poussières de lieux et même d’époques différents : au Muséum de Rouen, à l’abbaye de Fécamp, dans le temple de Karnak à Thèbes et à la pyramide de Gizeh ! Il trouve de tout, sauf des germes : débris de graines, de carapaces d’insectes, d’écailles de papillons, des pollens, des minéraux. Pourtant, lorsque Pasteur refait à l’identique une expérience de Pouchet, il obtient comme on l’a vu le même résultat que lui. Étrange !

La thèse du panspermisme

En septembre 1860 Pasteur parcourt les chemins près de la mer de glace au-dessus de Chamonix accompagné d’un guide de haute montagne et d’un mulet. Est-il en vacances ? Pasteur travaille. Le mulet porte 33 ballons préparés avec soin. Pasteur est en effet persuadé que l’air est bourré de germes, de même que de nombreux milieux tels les eaux naturelles, les sols, etc. C’est sa thèse du panspermisme intégral. Si c’est le cas, éliminer les germes doit éviter la prolifération dans un milieu qui ordinairement s’altère en se putréfiant. Et les réintroduire, c’est induire la reprise de leur prolifération. Or Pouchet, convaincu du contraire, soumet ses infusions à des courants d’air provoqués par des aéroscopes, ce qui devrait, si Pasteur voit juste, accélérer la décomposition du milieu en augmentant le nombre de germes. Ce qu’il n’obtient pas. Outre ces résultats empiriques, Pouchet théorise :

Si les proto-organismes que nous voyons pulluler partout et dans tout avaient leurs germes dissimulés dans l’atmosphère, dans la proportion mathématiquement indispensable à cet effet, l’air en serait complètement obscurci, car ils devraient s’y trouver beaucoup plus serrés que les globules d’eau qui forment nos nuages épais. Il faudrait que chaque millimètre cube de l’atmosphère contînt infiniment plus d’œufs qu’il n’y a d’habitants sur le globe. (…) Et alors l’air dans lequel nous vivons aurait la densité du fer.

(Debré, 1995, p. 184)

Troublé, Pasteur modère son panspermisme dans une conception « semi-spermiste », la présence des germes dans l’air devant varier selon les lieux et les saisons. Pasteur recule-t-il ? Soulignons ce point : quand Pouchet observe directement les airs ou les poussières qu’il recueille, sans rien y voir qui ressemble à un germe vivant, Pasteur les met en culture, déplaçant l’enjeu expérimental.

Sur le conseil de son ami chimiste Balard, Pasteur a fabriqué des ballons dont le col est étiré et recourbé en « col de cygne ». Le ballon est d’abord rempli d’un liquide contenant des substances organiques et minérales servant de nourriture et convenablement bouilli, avant que le col en soit effilé et déformé. Placé dans un endroit où l’air est calme, le liquide reste limpide pendant des mois. Pour Pasteur, aucun doute : les sinuosités et l’étroitesse du col ont barré la route aux germes. Il améliore encore son montage. Après l’ébullition du liquide, et aussitôt le col étiré et recourbé, on le ferme à la lampe d’émailleur. Lors de l’ébullition, de la vapeur d’eau s’est échappée, créant un vide. Lorsque le ballon sera ouvert, l’air du milieu où l’on se trouve y entrera : on va pouvoir ainsi tester l’air et sa capacité à faire ou non fermenter le liquide stérilisé. Autrement dit l’expérience réverse.

La question revient : quel est le rôle exact de l’air ? En chimiste, Gay-Lussac au début du XIXe siècle soutenait que l’oxygène est responsable des putréfactions, et son absence fait qu’elles ne se produisent pas. Pour Pasteur, l’air apporte des microorganismes, en densité variable selon le lieu où l’air est recueilli. La chimie est en train de faire place à la biologie.

Jusqu’ici, on s’était employé à essayer d’empêcher la putréfaction, elle-même signe de la pullulation microbienne. C’est ce qui permettait à Spallanzani puis à Schwann d’affirmer qu’aucun animalcule ne se formait dans le milieu de façon spontanée puisque, ayant détruit les germes par la chaleur, ils obtenaient la stérilité stable de leurs flacons. On a vu comment Pouchet, reproduisant ces expériences, obtenait le résultat contraire. C’est Pasteur qui impose alors ce « renversement de la preuve » : au lieu de se contenter d’éviter la pullulation, on va chercher à la provoquer, de façon à savoir sous quelles conditions d’air elle peut ou non se produire.

Les ballons de la polémique

Au début de 1860, Pasteur ouvre à l’Observatoire de Paris ses ballons stériles et obturés pour une prise d’air, puis les scelle aussitôt :

  • sur 10 ballons ouverts dans les caves, 1 seul sera altéré ;
  • sur 11 ballons ouverts dans la cour, tous vont s’altérer rapidement.

A l’été de 1860, profitant de son habituel séjour à Arbois, il s’en va sur les chemins et fait des tests : sur 20 ballons, 8 s’altèrent.

Pouchet et ses amis ripostent aussitôt et bientôt c’est l’escalade, aux sens propre et figuré. Le protocole paraît très voisin de celui de Pasteur. On va en Italie sur les pentes de l’Etna, puis à la Recluse et à la Maladeta dans les Pyrénées. Les compères montent à 2 000, puis 3 000 mètres. Les 8 ballons sont tous remplis de microbes.

Pasteur contre-attaque : Pouchet a ouvert les ballons avec une lime, tandis que lui a utilisé une pince à très long manche ; et puis, 8 ballons, 4 à chacune des deux altitudes, c’est trop peu pour conclure. La statistique de Pasteur est à peine plus solide. Mis à part le cas de l’Observatoire, les 20 ballons d’Arbois ont été ouverts à des endroits différents. À Chamonix, Pasteur a essuyé une mésaventure : arrivé au Montanvers à près de 2000 m d’altitude, impossible de sceller les cols des ballons après la prise d’air, le vent et la luminosité empêchant de diriger correctement la flamme. Il faut se résoudre à ouvrir et refermer 13 autres ballons, le soir dans le refuge : tous seront altérés. Sur les 7 autres traités le lendemain à la mer de glace, 1 seul s’altère.

À Rouen et à Toulouse, 22 ballons sont manipulés par les hétérogénistes avec une pince à branches gigantesques : tous féconds. Pouchet jubile :

Sur quelque lieu du globe où je prendrai un décimètre cube d’air, dès que je mettrai celui-ci en contact avec une liqueur putrescible renfermée dans des matras hermétiquement clos, constamment ceux-ci se rempliront d’organismes vivants.

(Debré, 1995, p. 187)

Les résultats obtenus de part et d’autre sont étonnants à plus d’un titre. Pouchet affirme : « Partout, strictement partout, l’air est constamment fécond. » Bien sûr pour lui, l’air ne contient pas de germes ; ce qu’il veut dire, c’est que l’air ne fait qu’activer la génération spontanée qui siège dans le ballon. Sa preuve à lui, c’est que le phénomène se produit à chaque fois. Il reprend ainsi à son compte, lui le naturaliste, l’explication chimique. Côté Pasteur, il semble que l’air contienne des germes en certains lieux (la cour, le refuge) et pas ou très peu en d’autres (les caves, la mer de glace). C’est sur ce fait capital que Pasteur argumente :

  • puisque dans certains cas la prise d’air n’altère pas le liquide, c’est bien la preuve qu’aucune génération spontanée n’a pu se dérouler dans ces ballons-là ;
  • et par conséquent, là où la prise d’air a induit la putréfaction, c’est exclusivement de l’air que sont venus les microbes qui en sont la cause.

CQFD ! Car Pouchet ne peut en dire autant : si partout l’air provoque l’altération du milieu, il ne peut pas – et surtout ne veut pas – affirmer que l’air contient partout des germes, déduction logique. Il préfère dire qu’il n’en contient jamais, ce qui n’est pas moins logique, et lui permet de conclure que c’est par génération spontanée que les microbes apparaissent.

Epilogue : une victoire par forfait

L’Académie des sciences, sceptique, nomme une commission d’enquête. En juin 1864 Pasteur produit 3 ballons du Jura qui, après quatre ans, sont toujours stériles. Pouchet ironise : seulement 3 ? Pasteur opère ensuite sur 60 ballons. Pouchet critique : vue la durée des opérations, les derniers ballons ne pourront pas être comparés aux premiers, le liquide ayant eu le temps de refroidir. La commission est agacée et demande à Pouchet d’exécuter ses manipulations. Son équipe tergiverse, demandant une analyse microscopique préalable de l’air de l’amphithéâtre et du laboratoire, puis d’un litre de bière. Le jury refuse et Pouchet saisit ce prétexte pour quitter les lieux, sans avoir combattu. Pasteur a poursuivi. Ses ballons seront ouverts en plusieurs endroits de Paris et les résultats seront similaires à ceux déjà obtenus : certains ballons s’infectent et d’autres pas.

La volte-face des hétérogénistes a signé leur défaite. Or leurs expériences, améliorées par les critiques de Pasteur, restaient tout à fait solides. Et si Pouchet avait combattu ? Parions que la querelle se serait amortie et la génération spontanée malgré tout abandonnée.

Ironie du sort, on montrera quelques années après que le foin utilisé par Pouchet, en dépit des hautes températures et du très long chauffage auquel il était soumis, contient des spores ultra résistantes se collant aux parois de verre et subsistant malgré le lavage du récipient. Autant dire que Pasteur aurait pu très bien échouer à stériliser ses ballons, et Pouchet aurait dû ne pas déclarer forfait. Mais les hétérogénistes auraient-ils su résister longtemps au raisonnement implacable et plus encore à la notoriété de Pasteur ?

Bibliographie

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995.