Auteur d’un Traité élémentaire de chimie réputé avoir révolutionné cette science, Lavoisier fut pourtant victime d’une autre révolution. Tandis que l’Ancien Régime agonise, Lavoisier porte le coup de grâce à une certaine chimie héritée de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Il est reconnu et apprécié dans toute l’Europe. Mais ce n’est certes pas ce qui le condamne. Quel enchainement implacable conduit la Révolution française à éliminer l’un de ses plus prestigieux savants, avant de le réhabiliter, trop tard ?

18 Floréal an II, 6H30 du matin. Le président du Tribunal révolutionnaire est harassé : les accusés défilent depuis plusieurs semaines et les exécutions capitales sont prononcées les unes après les autres. Fouquier-Tinville n’a guère d’états d’âme, il a une mission à accomplir au service de la Révolution. Aussi, quand vient le tour de Lavoisier, il n’a pas la moindre hésitation malgré les témoignages en sa faveur. Il prononce la sentence fatale le 19 Floréal, soit le 8 mai 1794. Lavoisier sollicitant alors un simple sursis à son exécution pour terminer des expériences importantes et participer à un concours scientifique, Fouquier-Tinville a ces mots :

La Révolution n’a besoin ni de savants, ni de chimistes, le cours de la justice ne sera pas interrompu !

(Bensaude-Vincent, Lavoisier, Flammarion, 1993)

En fait, si l’anecdote n’a pas de réalité assurée, elle témoigne d’un état d’esprit qui s’est emparé des autorités révolutionnaires à partir du printemps de 1793. Après la proclamation de la République le 25 septembre 1792 et les victoires militaires qui s’enchainent, la machine révolutionnaire semble s’enrayer : en mars 1793, c’est la révolte des Chouans en Vendée ; à l’été 1793 les armées étrangères fondent sur la France et le tribun Marat est assassiné. A l’automne est institué un Gouvernement de salut public qui nomme un Tribunal révolutionnaire : c’est le début de la Terreur. En quoi Lavoisier, célèbre chimiste reconnu par toute l’Europe, est-il concerné ?

Chimiste et haut fonctionnaire de la monarchie

Antoine Laurent Lavoisier voit le jour le 26 août 1743 à Paris, d’un père procureur au Parlement de Paris et d’une mère fille d’un grand avocat. Alors âgé de 5 ans à la mort de sa mère, il hérite de sa fortune. Pour se conformer à la tradition familiale, il étudiera le droit, obtenant son diplôme d’avocat. Or ce sont les sciences qui l’intéressent : il suit les cours de l’abbé Nollet, célèbre physicien démonstrateur, et du chimiste Rouelle. Il entrera ainsi à l’Académie des sciences en 1768 et il en gravira les échelons pour en devenir le directeur en 1785, puis trésorier en 1791.

En 1771 Lavoisier épouse Marie-Anne Pierrette Paulze – elle n’a alors que 14 ans. Ils n’auront pas d’enfant. Mme Lavoisier aime les mondanités et organise des réceptions toutes les semaines où savants français et étrangers discutent des idées nouvelles. C’est ainsi que Lavoisier sera marqué par le chimiste anglais Joseph Priestley en octobre 1774. Mais Mme Lavoisier suit aussi les travaux de son mari et l’assiste. Elève du peintre David, elle réalisera les planches du Traité élémentaire de chimie et traduit pour son mari des ouvrages de chimie en anglais. Quelle part aura-t-elle pris aux découvertes et aux théories qu’il défend ? Cet aspect n’est pas documenté, à une époque où les femmes sont considérées comme mineures.

Travailleur infatigable, Lavoisier mène une double activité : dans la journée il assure ses fonctions administratives, tandis que tôt le matin, tard le soir et le samedi il est dans son laboratoire qu’il a équipé grâce à sa fortune et à ses revenus. Dans les années 1770 il achète une charge de Fermier général : il est collecteur d’impôts pour l’État, gardant à titre de revenu une partie des sommes recueillies. Il occupe cette charge jusqu’en mars 1791, date à laquelle le nouveau régime révolutionnaire supprime la Ferme générale. Sur proposition du ministre Turgot, il crée la Régie des poudres et salpêtres dont il devient régisseur en 1775, s’installant à l’Arsenal de Paris. Il aura été à partir de 1785 membre du comité d’administration de l’agriculture et en 1788 administrateur de la Caisse d’escompte.

Un rôle politique mineur

Attaché à la personne du roi, Lavoisier est un modéré qui partage néanmoins les idées de liberté et d’égalité de son temps.

Par quelle fatalité arrive-t-il que l’homme pauvre, qui vit du travail de ses bras, qui est obligé de déployer pour sa subsistance tout ce que la nature lui a donné de forces, consomme plus que l’homme oisif, tandis que ce dernier a moins besoin de réparer ? Pourquoi, par un contraste choquant, l’homme riche jouit-il d’une abondance qui ne lui est pas physiquement nécessaire et qui semblait destinée pour l’homme laborieux ? Gardons-nous cependant de calomnier la nature, et de l’accuser des fautes qui tiennent sans doute à nos institutions sociales et qui peut-être en sont inséparables. Contentons-nous de bénir la philosophie et l’humanité, qui se réunissent pour nous promettre des institutions sages, qui tendront à rapprocher les fortunes de l’égalité, à augmenter le prix du travail, à lui assurer sa juste récompense, à présenter à toutes les classes de la société, et surtout aux classes indigentes, plus de jouissances et plus de bonheur.

(Introduction du Premier mémoire sur la respiration des animaux, par Seguin et Lavoisier (extrait) – Mémoires de l’Académie des sciences, année 1789, p. 185)

En février 1789, la Révolution n’a pas éclaté, il est élu député suppléant de la Noblesse de Blois, ayant été anobli entretemps. Pourquoi l’Orléanais ? Il y avait acheté pour son compte un domaine agricole où il mit en pratique les thèses des physiocrates. Sensible aux injustices, il avait contribué à faire disparaitre en 1786 dans le Clermontois et en Argonne un odieux impôt qui était perçu sur les porcs, et sur les Juifs ! Il invente la retraite à 60 ans en rédigeant un Projet d’une Caisse d’assurance en faveur du Peuple, contre les atteintes de la misère et de la vieillesse. Le nouveau régime politique lui confie diverses missions dont il s’acquitte avec brio. Au point d’être nommé l’un des six commissaires du Royal Trésor qu’il fait rebaptiser Trésorerie nationale. Il propose un nouveau système de prélèvement de l’impôt. Il refuse le salaire afférent à ses nouvelles fonctions. En juin 1792 Louis XVI lui propose le poste de ministre des Contributions publiques (finances) : il décline, craignant de perdre sa liberté et soucieux de poursuivre ses travaux scientifiques. Le roi est guillotiné le 21 janvier 1793 mais Lavoisier bénéficie toujours de la confiance du gouvernement. Ainsi ce même mois il contribue, au sein de la Commission des poids et mesures de l’Académie, à définir les bases du système métrique. Il détermine la valeur de la nouvelle unité de masse, le grave, appelé kilogramme par la suite. Membre de la Commission pour établir un plan d’éducation nationale, il rédige ses Réflexions sur l’Instruction publique, imprimées par la Convention :

…organisez l’instruction publique dans toutes ses parties ; donnez du mouvement aux arts, arts scientifiques, à l’industrie, au commerce… Législateurs, l’instruction publique a fait la Révolution ; que l’instruction soit encore parmi vous le palladium de la liberté…

(Schelle G., Grimaux E., Lavoisier, Firmin Didot Paris)

Mort d’un Fermier général, réhabilitation du chimiste

La Ferme générale lève les impôts pour le compte du royaume. Elle n’a pas bonne presse. Au plus fort de la Révolution le pays est en guerre avec ses voisins et se trouve dans une situation économique calamiteuse. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les accapareurs, accusés de stocker les grains pour en faire monter les prix. Début mai 1794 la Convention vient de prendre un décret pour déférer tous les Fermiers généraux devant le Tribunal révolutionnaire. Lavoisier avait pourtant renoncé à sa charge trois ans plus tôt et de toute façon, la Ferme avait été dissoute. Qu’importe, le régime de Terreur ne fait pas de quartier. C’est à ce titre qu’il sera guillotiné. Lavoisier avait senti le vent tourner en sa défaveur au cours de l’hiver 1793. Le Comité de Salut public signe son exclusion de la Commission des poids et mesures. Parmi les signataires figure Robespierre. Ce qu’on lui reproche ? Son peu de confiance pour les vertus républicaines. Il a été victime d’une tactique de l’isolement qui caractérise les dictatures. Des voix se manifestent pourtant pour le défendre. Mais ses amis les plus proches n’ont pas levé le petit doigt ; on soupçonne Monge de l’avoir accablé auprès de Robespierre.

Quand est décidée l’arrestation des Fermiers généraux, Lavoisier va d’abord se cacher à l’Académie des sciences. Puis il se constitue prisonnier et la suite s’enchaine implacablement. Il ne s’en est fallu que d’une année !

Dès 1795 en effet la Terreur est abandonnée. Le gouvernement regrette alors l’exécution de ce savant de renommée mondiale. En 1796 une cérémonie est organisée à sa mémoire, à l’origine d’une véritable légende qui aura sans doute construit sa réputation au moins autant que ses travaux. Un siècle plus tard elle est toujours active.

Messieurs,
La France a célébré cette année le centième anniversaire de la grande Révolution qui a changé autrefois ses institutions, reconstitué parmi nous la société sur de nouvelles bases et marqué dans l’histoire même de l’humanité une ère fondamentale.
Cet anniversaire est aussi celui de l’un des grands moments de la science et de la philosophie naturelle. À cette époque, en effet, la science a été transformée par une révolution considérable dans les idées jusque-là régnantes, je ne dis pas seulement en chimie, mais dans l’ensemble des sciences physiques et naturelles. La constitution de la matière a été établie sur des conceptions nouvelles : la vieille doctrine des quatre Éléments, qui régnait depuis le temps des philosophes grecs, est tombée.
(…)
Ce n’est pas tout : les idées qui ont triomphé ne sont pas une œuvre collective, contrairement à une opinion trop généralisée et qui tendrait à décourager l’effort personnel du génie. Si le progrès insensible du temps finit par tout éclaircir, il n’en est pas moins certain qu’un homme, tel que Newton ou Lavoisier, peut le devancer et épargner à l’humanité le travail indécis et sans guide de plusieurs générations : les conceptions qui ont fondé la chimie moderne sont dues à un seul homme, Lavoisier.

(Notice historique sur Lavoisier par M. Berthelot secrétaire perpétuel, lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des Sciences du 30 décembre 1889)

En rendant un tel hommage, Marcellin Berthelot est certes mu par son patriotisme. En brillant chimiste, il n’ignore pourtant pas que la critique de la doctrine des 4 éléments avait été amorcée dès le XVIIe siècle. Il est vrai que Lavoisier a su donner de l’éclat à des démonstrations expérimentales restées jusqu’ici peu connues ; il a su imaginer des explications alternatives. Au moment où Berthelot s’exprime, en 1889, un autre enjeu se dessine. La théorie atomique moderne de Dalton est en passe de triompher, or Berthelot la combat farouchement. Cela peut expliquer en partie son exagération. Sans minimiser le génie de Lavoisier, il faut rappeler qu’il a travaillé avec d’autres qui ont chacun apporté leur pierre à l’édifice. En outre, la modernité de la chimie de Lavoisier reste relative : en donnant le coup de grâce à la vieille chimie, en refondant la nomenclature chimique, il a certainement facilité l’émergence d’une nouvelle chimie qu’il n’a pas vraiment fondée.

Références bibliographiques

Bensaude-Vincent B.,* Lavoisier, Flammarion, 1993.
Martin-Nouvelle J.-C., *Histoire de la Révolution
, Perrin, 2012.
Schelle G., Grimaux E., Lavoisier, Firmin Didot Paris (sd).
Zarka Y., (avec la collaboration de M-F Germain) Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.