Dans ce contexte de crise provoquée par un petit virus invisible, ponctuée de « guerre des masques », le déficit démocratique apparaît en pleine lumière. Non seulement les préoccupations qu’expriment, depuis des années, les populations n’ont pas été prises en compte, mais la volonté même des Parlements qui les représentent a été violée de manière constante et répétée, avec pour conséquence des profits indus pour certains et l’insécurité pour d’autres, au point de polariser la société jusqu’au risque de fracture.

Selon Platon, aucun chef ne devrait gagner plus de cinq fois ce que gagne un concitoyen… Le dirigeant moyen américain gagne 150 fois plus qu’un ouvrier de l’industrie. Le saut s’est passé en un peu plus de 30 ans : en 1974, il ne gagnait que 34 fois plus… En vingt ans les salaires des managers ont augmenté de 400% en Amérique, tandis que, pour tout le reste de la population, ils stagnaient … et ces augmentations démesurées concernent tant les entreprises qui engrangent des profits que celles en perte1.

Fracture qui pénètre jusqu’au cœur même de pouvoirs autrefois consensuels : « L’establishment se réduit à un ensemble de pouvoirs, un réseau ambitieux mais autoréférentiel, à des intérêts particuliers organisés, mais aussi dirigés jusque par des institutions dont au contraire, les charges les plus hautes devraient être celles de la vigilance et du contrôle2 », avec pour conséquence un affaiblissement ultérieur du système. Tout ceci offre un terrain particulièrement vulnérable aux prises de pouvoirs d’organisations criminelles dont les méthodes ont tout à voir avec une gestion totalitaire de l’espace social.

Il y a plus de dix ans, les NON au Traité constitutionnel européen, étaient déjà l’expression commune et historique de ceux –une majorité dans la société- qui, les plus faibles, se sentaient, depuis des années, abandonnés.

Majoritaires ceux qui ont compris que ce n’est pas la globalisation qui est nocive pour le lien social, mais ce qu’en font les hommes, leurs priorités et les choix qu’ils posent, le rythme qu’ils imposent, le contrôle qu’ils maintiennent ou abandonnent.

Ce n’est, en effet, pas sans motif que les pays où les lois (ces règles communément, démocratiquement, choisies au fil des majorités politiques qui se sont succédées au cours de décennies) sont davantage, et loyalement, respectées, s’adaptent le mieux aux changements sans briser identité ou lien social. Et que ceux où les organisations criminelles sont les plus fortes souffrent le plus, sous le masque d’une globalisation présentée comme fatale.

S’il est vrai que le marché, sous sa forme d’état de nature, est aussi vieux que le monde, il est tout aussi vrai que tout l’effort de civilisation fut, de tout temps, de s’en affranchir et de le contrôler, au nom des principes fondamentaux choisis et poursuivis depuis des siècles, par nos sociétés occidentales.

Or, si la Flandre, où règnent les mouvements d’extrême droite en Belgique, et sans doute aussi la Lombardie en Italie peuvent aujourd’hui se déclarer riches, c’est d’abord grâce à une fraude fiscale colossale qui se donne légitimité dans des slogans tels « Roma ladra » ou « mon peuple d’abord3 ».

Et si la Wallonie, de même que la Sicile et la Calabre, sont restées pauvres à ce point, c’est parce que, plutôt que d’investir les fonds reçus depuis des décennies de l’Union Européenne, comme le firent le Pas de Calais ou l’Irlande avec les succès que l’on sait, ces fonds y ont été captés et interceptés par des groupes d’intérêts au détriment des citoyens. De fait, l’éducation et les investissements auxquels ils étaient destinés auraient donné aux citoyens locaux capacité de jugement et indépendance économique, avec la liberté de parole qui en découle.

Ces détournements de fonds publics (régionaux, nationaux, européens, …) viennent imperturbablement au jour au fil des années qui passent. En Belgique, ils ont été menés à l’ombre d’une « bienfaisance » qui se traduit dans ces maigres allocations de chômage aveuglement distribuées à ceux qui sont, en réalité, devenus des « clients » dépendants. Des allocations qui permettent juste de survivre, mais pas de se développer, qui dans le Sud de l’Italie sont « généreusement » distribuées par des « bienfaiteurs », par l’entremise de « services sociaux » de la mafia. Dans les deux cas leur distribution se fait sous la responsabilité de « parrains » qui, il va de soi, ne tolèrent, en échange, aucune critique et attendent remerciements à l’occasion des scrutins électoraux. Inutile de préciser que la crise du Coronavirus en aggravant les vulnérabilités, aggrave d’autant le danger de nouvelles dépendances.

En Sicile, la mafia, à cet égard, a formellement organisé l’échange, par l’institution du « voto di scambio ». En Belgique, dans la région de Charleroi où les mafias italiennes sont comme chez elles, personne n’aurait encore inventé le procédé ? Ou personne ne s’est encore avisé de mener enquête sur le sujet ?

Ce qui est certain, c’est que la présence du racket, cet « instrument d’esclavage » dans plusieurs villes de Belgique, est attesté. Mais personne n’en parle. Et personne n’enquête. Là où règne l’omertà, ce dont on ne parle pas n’est pas signe que la chose n’existe pas. Au contraire …

Dans ces contextes soigneusement combinés, on ne s'étonnera pas que l'essor des régions, des communautés linguistiques ou pseudo-nationales, ultimes unités significatives d'échanges à l'échelle de la vie quotidienne de l'individu de notre temps qui dispose du droit de vote, prennent de plus en plus souvent la forme de mouvements totalitaires ou extrémistes. La croissance du pouvoir des individus par technologies interposées joue d’ailleurs en faveur de ces derniers.

Il devient en effet de plus en plus difficile d’imposer aux peuples des « images d’appartenance » qui ne correspondent pas à leur perception quotidienne. Raison de plus pour renforcer la cohésion entre la population et ses dirigeants, plutôt que de tantôt accroître tantôt instrumentaliser les déficits démocratiques. Le gouvernement italien, premier frappé par une pandémie inconnue et dès lors difficile à contenir, s’y emploie, non sans succès. En France et en Belgique, par contre, les déficits démocratiques explosent, et la gestion de la crise découvre au grand jour l’absence de crédibilité de leurs gouvernements de ces dernières années. Elle se comptera en nombre de morts, indécent dans des Etats occidentaux qui se targuent du titre de démocratie.

L’Union Européenne ne pourra échapper aux nouvelles réalités de la globalisation. Avec les flux de populations en sens divers inhérents à la disponibilité des technologies de communication, l'homogénéité culturelle d'un espace ne recouvrira bientôt plus aucune réalité de fait. Par ailleurs, sous la pression de l'interdépendance économique, de la proximité de vie et de la diffusion de l'information au mépris des frontières, la cohabitation culturelle est devenue nécessité.

Pour perpétuer ses valeurs, l’Union Européenne devra donc trouver les moyens d’orienter nos sociétés. A cette fin, il lui est indispensable de réussir à honorer ses devoirs de tout « Etat », garantir aux citoyens cette sécurité nécessaire qui permet l’exercice des libertés, le prix de la crédibilité de tout gouvernement, national ou multinational, peu importe.

Nationalismes extrêmes et recherches de "pureté ethnique" les exemples les plus frappants de "sens" aveuglés et univoques, qui, n'ayant plus rien de démocratique ni dans leur expression, ni dans les moyens de leur mise en œuvre, se créent des "territoires" nostalgiques au mépris des réalités actuelles.

Les partis qui s’y enracinent sont constitués d’une part d’idéologues convaincus –condamnés au nom des valeurs européennes- et, de l’autre, des nostalgiques, un ensemble de personnes qu’ils attirent en faisant miroiter une reprise de contrôle sur leur territoire qui serait capable de les protéger des effets de la globalisation. Il n’a fallu qu’un petit virus pour en démontrer l’inanité …

Tous savaient pourtant que cet objectif idéologique de « reprise de contrôle territorial » était, de fait, illusoire. La tendance vers le possible (libertés de circulation qui procèdent de l’état de la technologie) est en effet irréversible. Seules des limites imposées par la politique peuvent en ralentir le rythme et permettre les adaptations compatibles avec les exigences perçues comme vitales par les citoyens.

Mais ces politiciens de « l’intégrité territoriale » n’en n’ont cure. Peu leur importe, et au contraire : pour accroître leur popularité, ils n’ont pas hésité à ouvrir largement les portes à l’immigration illégale, un double gain pour leurs commerces. D’une part, ils multipliaient leurs électeurs, laissés ignorants de leurs actes mais attirés par le discours idéologique xénophobe qu’ils leur servent. Et de l’autre, ils alimentaient l’économie à la recherche du profit quel qu’en soit le prix de cette frange de leurs adhérents où règne la domination de l’homme par l’homme, avec ses nouveaux esclaves venus d’ailleurs. Dans l’attente que leurs concitoyens les rejoignent, réduits à quémander ce qui restera d’emplois, à des salaires de misère, sur leur « territoire4 » ainsi conquis.

Sur ce terrain, idéologues et nostalgiques risquent dans un second temps d’être pris en otage par un troisième groupe utilisant l’idéologie et les illusions qu’elle suscite pour imposer son pouvoir. De fait, cette démarche idéologique a des affinités avec le totalitarisme et favorise la prise de pouvoir de quelques-uns au détriment de l’expression démocratique d’une société.

Le mouvement est déjà sournoisement en marche depuis des décennies. Dès le début des années quatre-vingt-dix, on pouvait déjà voir un parlementaire d’extrême droite intervenir pour faire accorder la nationalité belge à un membre de la mafia russe : paradoxe pour un membre d’un parti qui prône d’une part la lutte contre l’immigration et, de l’autre, celle contre la criminalité.

Paradoxe apparent cependant, car à qui profite davantage l’immigration illégale, si ce n’est à la progression de l’extrême droite, par la réaction qu’elle suscite ?

Et que sont les membres de la criminalité organisée, sinon des capitalistes « sauvages » principaux bénéficiaires de flux financiers illégaux, émancipés de ces règles que s’imposent les démocraties pour garantir la protection des plus faibles ?

Dans leur démarche de prise totalitaire du pouvoir, ces réseaux « noirs et gris » n’ont, il va de soi, aucun avantage à voir l’Union Européenne se construire comme une entité cohérente et forte, capable de défendre sa propre conception d’une organisation sociale respectueuse des droits des citoyens.

C’est donc à la lumière de la globalisation, non par nature, mais par suite de décisions prises par les gouvernements et de l’application tantôt laxiste, tantôt négligente et tantôt criminelle de ces dernières, que s’analyse le vote en faveur de l’extrême droite et des partis nationalistes.

On ne sait pas, et peut être ne saura-t-on jamais, si ce nouveau virus devenu maitre du monde s’est développé par ses propres forces de la nature, s’il est le résultat d’une négligence humaine qui coute cher à l’humanité, ou s’il est le fruit d’un dessein criminel.

Ce dont toutefois il n’y a pas de doute, c’est que Merlin et Madame Minne s’affrontent à présent au grand jour. … Car ce virus réduit de fait considérablement les libertés des citoyens. Ces derniers devront donc concentrer toute leur attention pour qu’usage de cette situation ne soit pas fait au détriment, dans la durée, de leurs droits et libertés.

A cette fin, c’est dès lors aux citoyens qu’il revient de ne pas abandonner ce terrain dévasté. Il leur reviendra de résister, de contrer ceux qui tenteront -et tentent déjà- d’abuser de la situation, pour à leur tour … enfin ? … reconstruire le terrain à l’image de la société à laquelle ils aspirent. Dans ce cas seulement, le Coronavirus, et les morts qu’il entraine, n’aura pas servi à rien.

Notes
1 RUFFOLO Giorgio, Il Capitalismo ha i secoli contati, Einaudi, Turin, 2008, p. 209-210.
2 MAURO Ezio, « L’Italia a nudo nell’Europa debole », in La Repubblica, 2/6/05. Voir aussi : ERALY A., Démocratie ou particratie, 120 propositions pour refonder le système belge, Bruxelles, éd Labor, 2003.
3 « EIGEN VOLK EERST ! », « Notre peuple d’abord ! », clame le Vlaams Blok. Le peuple flamand menace l’étranger de ces deux armes symboles : le gant de boxe (hérité d’un parti ultra d’avant-guerre), accompagné du slogan « Autodéfense », et le balai jadis cher au Rex de Léon Degrelle : « Grote Kuis ! A la porte ! » « Le Blok rejette le concept de nation pour celui de peuple constitué par la race », flamande dans ce cas. Il s’agit d’un mouvement populiste, « qui dénonce un bouc émissaire, l’immigré, et a réussi à drainer, jusque chez les dockers du port, une partie de l’électorat socialiste », explique le professeur Hans De Witte, de l’Institut supérieur du travail à l’Université catholique de Louvain. Dangereux ? Certaines grandes entreprises auraient même brandi la menace - effet d’annonce, peut-être - de quitter la ville avec armes et bagages... « Quand la peur tenaille Anvers », titrait un grand quotidien francophone. « Le parti est en train de faire tache d’huile sur toute la Flandre et commence à prendre une dimension quasi nationale », ajoute M. De Witte », extrait de CARLANDER Ingrid, « Marée de scandales, montée de l’extrême-droite », Le Monde Diplomatique, Mai 1995.
4 En Flandres, par exemple, suite à une importation massive de chauffeurs des pays de l’Est pendant les années’90, tout le secteur des petits transporteurs s’est trouvé économiquement déstabilisé. Dans le Nord de l’Italie, c’est l’industrie textile et d’autres industries manufacturières qui, aux frontières de l’Europe de l’Est, se sont trouvées frappées de plein fouet.