Le réquisitoire de mise en accusation que les Juges Falcone et Borsellino ont présenté en 1987 au maxi-procès-ter de Palerme observait que « les manifestations de connivences et de collusions de la part de personnes insérées dans les institutions publiques peuvent –éventuellement- constituer des conduites de soutien au pouvoir mafieux, d’autant plus dangereuses que plus sournoises et rampantes, conduites qui s’inscrivent comme complicités de l’organisation criminelle. C’est, en réalité, cette ‘convergence d’intérêts’ avec le pouvoir criminel … qui constitue une des principales causes de la croissance de Cosa Nostra et de sa nature de contre-pouvoir, ainsi que, par conséquent, des difficultés rencontrées dans la répression des activités criminelles1».
La mafia a besoin de s’infiltrer dans le tissu social. Le clientélisme est une forme d’intimidation réciproque et volontaire, qui favorise la symbiose entre ces mondes qui, en démocratie, ne pourraient en aucun cas se fréquenter.
Laissons encore la parole à quelques magistrats italiens experts en la matière : « si nous analysons le phénomène de la mafia dans son essence, nous nous rendons compte qu’il n’est pas seulement un fait de délinquance ordinaire. C’est un phénomène qui a besoin du consensus de la population, du rapport avec l’administration publique, du rapport avec le monde entrepreneurial, du rapport avec la politique. Sinon, la mafia ne serait qu’un simple phénomène criminel ordinaire, qui se résout dans l’accumulation de profits illicites.
La mafia implique aussi une gestion du pouvoir. En tant que telle, elle a besoin de consensus, de rapports, de relations, de collusions, d’intimidations et aussi, si nécessaire, d’actes de violence. Lorsque la mafia réussit à obtenir le consensus sans payer de contreparties, en exploitant l’intimidation, elle n’a pas besoin d’user de violence. Mais si elle ne parvient pas à atteindre son but, elle recourt au délit, à l’élimination physique de l’adversaire2.
C’est précisément pendant les périodes de pax mafiosa (sans violence externe) que Cosa Nostra démontre sa plus grande force, ses capacités de s’infiltrer dans le tissu socio-économique et de nouer de nouvelles relations concernant également les intermédiations entre la population du Sud de l’Italie et les lieux de décisions des affaires publiques.… C’est pendant ces périodes qu’elle accroît sa propre sphère d’influence, visant à influencer également les orientations politiques (à partir de celles électorales) dans les zones soumises à son contrôle.
C’est encore dans de telles phases que la lutte contre la criminalité mafieuse se fait beaucoup plus complexe. Difficultés qui sont encore accrues par le renforcement de campagnes massives de délégitimation et d’agression contre la magistrature, accompagnées d’une action constante de désinformation, qui se développe à peine les enquêtes et les procès commencent à s’intéresser aux complicités élevées de la mafia avec le monde de l’économie, des professionnels et des milieux politico-institutionnels.3».
C’était ce que l’on constatait en Italie, il y a plus de 20 ans. Ailleurs en Europe, il en est qui mettent encore en doute cette réalité qui détruit nos démocraties. En Italie, où des magistrats luttent sérieusement contre le crime organisé, les assassinats de magistrat n’étaient pas rares, et ce jusque peu après la chute du Mur de Berlin.
Depuis lors, les membres des réseaux criminels préfèrent recourir au clientélisme qu’à la violence. Les infractions qu’ils commettent vont de l’abus et détournement de pouvoirs publics aux faux en écriture, faux témoignages, intimidations, pressions, menaces, violences, tantôt pour poursuivre leurs objectifs, tantôt pour faire taire ceux qui refusent de se plier à leur loi totalitaire, …
Ils ont alors besoin d’un second rang de protections pour s’assurer l’impunité. On le trouve dans les hautes sphères des forces de police, généralement fruits de nominations politiques, dans les organes de contrôle nommés selon des procédures semblables et parmi les magistrats qui, dans de nombreux pays, sont aussi nommés politiquement. C’est ce qui alerte particulièrement l’Europe ces dernières semaines concernant le sort de la magistrature confrontée à une nouvelle législation qui limite son indépendance. Lorsque la magistrature n’est pas libre, les collusions entre membres du pouvoir et du crime organisé sont facilitées, tandis que les droits et la sécurité des citoyens perdent en garantie.
En Belgique, c’est le Conseil Supérieur de la Justice qui présente au Ministre la nomination des magistrats. Il est constitué pour moitié de membres magistrats qui quasi tous avaient été nommés politiquement (car selon l’ancien système, c’est le Ministre qui les nommait et, jusqu’en 1999, présidait ainsi à leur carrière) et pour l’autre moitié parmi des membres censés représenter la population, mais dont la nomination ne s’effectue pas sur base d’une comparaison des titres et mérites. Elle est, en réalité, négociée au sein des bureaux des partis politiques …
C’est dans ce contexte d’Etat affaibli et de déficits démocratiques de plus en plus généralisés que le crime organisé trouve portes ouvertes pour, dans un premier temps, s’infiltrer dans les structures des partis politiques et, dans un second temps, y prendre le pouvoir4. Pour William Rodriguez-Abadia, baron colombien repenti de la drogue, le niveau d’inefficacité de la lutte des autorités belges dans ce domaine est la preuve de l’inexistence de complicités en leur sein.
Ces alliances criminelles s’expriment, d’une part, par l’octroi de faveurs, telles « qu’une nomination, une promotion ou une mutation au sein de l’administration, le déblocage ou l’accélération d’un dossier (demande d’un permis de bâtir, d’une naturalisation, etc.), l’octroi d’un contrat de recherche à un professeur d’université, d’une mission de consultant ou d’une subvention à une commune ou à une association ».
En octroyant des marchés publics à des « sociétés amies », non seulement elles faussent la concurrence des marchés, avec la corruption, en nature (nominations, promotions, avec les avantages professionnels, personnels et financiers qui en découlent) ou en argent qui l’accompagne, mais elles ouvrent grand les portes pour le recrutement de criminels et terroristes qui pourront ainsi tranquillement mettre les infrastructures publiques (transport urbain, ferroviaire, aéroports, mais aussi centrales nucléaires ...), en danger.
Ces alliances criminelles s’expriment, d’autre part, par l’intimidation, source de soumission et d’omertà, se manifestant par des refus arbitraires (et parfois voilés d’une légalité formelle qui en détourne la substance) de ce qui constitue un droit, tels une nomination, une promotion ou une mutation au sein de l’administration, le déblocage ou l’accélération d’un dossier (demande d’un permis de bâtir, d’une naturalisation, etc.), l’octroi d’un contrat de recherche à un professeur d’université, d’une mission de consultant ou d’une subvention à une commune ou à une association, et ce lorsque les conditions légales en sont cependant réunies.
Dans un second temps, ce sont les organisations criminelles mêmes qui, infiltrées, imposent aux administrations leur « ordre du jour » comme, par exemple, promouvoir un des leurs à un poste clé (chef du contrôle interne, du personnel, responsable de la formation… et autres postes utiles), ou écarter de ces mêmes fonctions ceux qui leur résistent.
Ceci leur permet de développer ensuite les projets et investissements qui rencontrent leurs intérêts, recourant aux ressources publiques (en personnel, en infrastructures, en finance, …) non plus dans l’intérêt général, mais dans le leur propre d’organisation criminelle devenue « donneur d’ordre », commanditaire des hommes politiques qui continuent d’en porter formellement la responsabilité.
Dans ce modèle, en cas de problème judiciaire, c’est l’homme politique qui a signé l’ordre qui tombe, le commanditaire restant en place faute de preuves à lui imputer. Avec pour conséquence que la structure du réseau criminel reste à l’abri. Il lui suffit de faire monter un nouveau politique à sa solde.
Ce fut notamment le contexte, en Belgique, de la réalisation des « éléphants blancs » financés par la Coopération au Développement et autres « travaux inutiles » financés par les travaux publics dans nos pays européens. Ce fut aussi la cause de la mise à l’écart de nombreux magistrats, policiers, hauts fonctionnaires neutralisés, et parfois « suicidés » pour avoir démontré trop d’efficacité dans la lutte contre le crime organisé ou contre des abus de positions dominantes hors la loi5.
A ce stade d’infiltrations, les alliances criminelles s’expriment encore par des injonctions aux administrations et aux politiciens d’orienter les législations en cours de rédaction. La loi sur la transaction pénale (2011), votée dans l’urgence et immédiatement appliquée au bénéficiaires « lobbyistes en la matière » n’en fut certes pas immune, pour sa concomitance avec de puissants intérêts économiques trop souvent cités notamment en lien avec des réseaux de trafics d’armes et autres activités de blanchiment.
Urgence qui contraste avec le rythme d’une loi sur les « repentis », qui s’est fait attendre pendant plus de dix ans, tandis que celle sur la protection des témoins menacés n’est appliquée qu’au compte-goutte. Retarder les lois qui ne répondent pas aux intérêts criminels est une stratégie qui reste la plupart du temps invisible. Ce fut le cas de l’accord de coopération policière d’un pays de l’UE avec un Etat d’Europe de l’Est par un ambassadeur, qui en « égara » à plusieurs reprises les projets, évitant de la sorte d’avoir à les communiquer et retardant d’autant le renforcement de la coopération policière entre les deux pays.
Ne pas accorder les moyens pour permettre d’appliquer effectivement la législation (combien d’excellents textes de loi restés sans suite faute de décrets d’application), sinon, tout simplement, d’en négliger l’application et ce, impunément, sont autant de manœuvres suspectes qui complètent la panoplie. C’est dans ce dernier contexte que s’inscrivent les prétextes avancés pour couvrir notamment les fraudes documentaires en violation des prescrits de Schengen, octroi illégal de licences, visas et autres documents administratifs indispensables pour mener des activités criminelles sous un voile de légalité.
En échange, ces organisations criminelles garantissent à leurs « adhérents » des fonctions rémunératrices (offrant satisfactions personnelles, notoriété ou avantages financiers, …) et un soutien électoral aux hommes politiques et partis à leur solde, notamment par l’octroi de postes de travail attribués en leurs noms, dans les entreprises publiques qu’elles contrôlent et celles, privées, requises pour la sous-traitance.
Se développe de la sorte un clientélisme politique géré en réalité par l’intermédiaire d’organisations criminelles camouflées au sein des administrations et d’entreprises publiques et privées, processus particulièrement prospère dans les régions affectées d’un taux de chômage élevé.
Afin d’éviter les poursuites judiciaires, ces crimes et délits se voient alors « disqualifiés » sous le label d’« estompements de la norme » (ou ne font pas l’objet de poursuites judiciaires, pour « non opportunité des poursuites », ce qui a un effet identique), alors que les faits sont, en réalité, constitutifs d’infractions indispensables au bon fonctionnement de l’organisation criminelle.
Les institutions gangrenées par l’infiltration du crime organisé dans leurs structures évitent en effet de les qualifier comme tels afin de protéger contre toutes poursuites judiciaires leurs auteurs, souvent infiltrés, ou bénéficiant de collusions, dans leurs propres rangs.
C’est le modèle de l’Etat-mafia, tel qu’on a pu le décrire concernant certains pays d’Europe de l’Est. Parce que c’est plus visible là-bas ? Notons qu’une revue italienne perspicace faisait remarquer, non sans ironie, que « l’Italie ne risque pas de devenir un Etat-mafia. Car il ne convient pas aux mafias. Il leur est préférable de vivre avec des institutions inefficaces que de les remplacer. De ce point de vue l’Italie jouit d’un avantage paradoxal dû à son retard : le déficit d’Etat qui y opprime la vie civile et la déclasse dans la compétition internationale est la meilleure assurance contre la conquête des pouvoirs publics par des groupes politico-criminels, modèle victorieux dans les Etats et sur les territoires post soviétiques (Russie non exclue). Car là, il est difficile de distinguer le pouvoir formel du pouvoir informel, un chef politique d’un chef mafieux. Dans l’ex empire soviétique, comme en ex Yougoslavie, l’Etat mafia germe de la désintégration d’institutions autrefois extrêmement puissantes et du changement consécutif de peau des nomenclatures. Les chefs actuels étaient et restent encore souvent liés au même réseau invisible –les services secrets soviétiques et leurs affiliés, aujourd’hui entrepreneur de tout type de commerces et d’espionnage6 ».
C’est vraisemblablement aussi pour ce même motif qu’en Italie, l’anti-mafia a pu s’organiser, ce à quoi au Nord de l’Europe, les organisations criminelles qui ont pour ce motif progressivement du « émigrer » plus au Nord, résistent de toutes leurs forces.
1 Extrait du réquisitoire de mise en accusation des Juges Falcone et Borsellino au maxi-procès-ter, Palerme, 17 juillet 1987, cité dans : Gomez Peter et Travaglio Marco, L’Amico degli amici, Milan, éd Rizzoli, 2005, introduction p. IX.
2 Extraits de Grasso P. "Il ne nous reste plus beaucoup de temps", ds Leman J., L’Etat gruyère, éd Mols, 2002, p. 25-26.
3Extraits traduits de l’italien de Caselli G.C. et Ingroia A., “Mafia di ieri, mafia di oggi, ovvero cambia, ma si ripete, …”, in Mosca G., Che Cosa è la mafia, Roma, éd Laterza, 2002, passim.
4 “Belgique, Cocaine et Corruption, ds Le Courrier International, 16-22 janvier 2020 ( traduit de De Morgen).
5 Comme l’expose L’Espresso rapportant le licenciement d’un haut fonctionnaire, réputé incorruptible, préposé au contrôle des multinationales pharmaceutique pour les prix des médicaments, après avoir fait épargner des milliards à l’Etat italien « È bravo, Mandiamolo via », 31/7/08, p. 38.
6 “L’Italia senza l’Italia”, in Come mafia commanda, Limes, n°2, Rome, 2005, p. 9.