Le territoire comme espace parcouru

Le refus de reconnaître les racines historiques judéo-chrétiennes de l’Europe et le débat concernant l’inscription d’une charte des droits fondamentaux dans les Traités semblent procéder d’une même logique. Suite au développement exponentiel des communications après la seconde guerre mondiale, avec l'instauration du suffrage universel couplé à un accès généralisé aux moyens de la modernité, le XXème siècle a fondamentalement modifié les données.

Avec le droit de vote universel en effet, c'est l'ensemble de la population et non plus les "castes" dirigeantes (la noblesse, à laquelle s’adjoint le capital bourgeois à partir du XVIIIème siècle) qui reçoit la capacité de déterminer le territoire et de constituer des instances de pouvoir qui correspondent à ses espaces significatifs d'échanges.

Dans le concret et sans grandes difficultés 1, plusieurs unités significatives se superposent à présent en instances concentriques, à l'échelle de la vie quotidienne et de ce qui symboliquement y prend sens.

Au XXIème siècle, il s’agit de la famille (la maison, le quartier) pour ce qui concerne la vie privée et, pour la vie sociale, de la localité (la Ville, la Commune) et sa périphérie (la Province). Ces territoires correspondent à l’espace parcouru pour la vie quotidienne actuelle de la majorité. Ce n’est en effet pas sans motif que l’on discute partout de fusion des communes et d’abolition des provinces. L’espace que recouvrent les provinces a pris fonction de celui qu’occupait autrefois la commune et les fonctions de ces deux réalités administratives, avec le développement des moyens de communication, se recouvrent actuellement presque totalement.

Le territoire imaginaire fondé sur les signes d’appartenance

Au delà, pour la plupart, l'espace perd progressivement la présence concrète du quotidien. Il quitte le territoire parcouru et connu pour celui imaginaire fondé sur des signes communs d'appartenance et de reconnaissance, tels la langue, la culture, la religion.

Cette instance se manifeste aujourd'hui dans les nationalismes culturels. L’espace s’y dessine sur le tracé de la Région au sens géographique traditionnel du terme, de la communauté, souvent un rayon de 100 km environ autour d'un épicentre, soit la possibilité d'aller et de revenir commodément en une journée, pour une activité, selon les moyens aujourd'hui couramment disponibles.

On observe cependant que l’étendue de ces territoires varie non seulement selon la géographie et l'histoire, mais surtout selon la capacité des élites au pouvoir de « représenter » leur population. Avec pour conséquence que ces territoires sont parfois très étendus, tels qu’administrativement organisés par le centralisme de l'Etat français, ou très exigus, tel que dessinés par la géographie montagnarde et les intérêts dans les Balkans.

C’est à l’intérieur de cette dynamique « naturelle » que s’inscrivent les processus d’unification (européenne, …) et les mouvements séparatistes.

Le territoire des citoyens n’est pas celui de ses dirigeants

En ce début de millénaire, éducation, technologie et prédominance de l'économique s’efforcent de faire « entrer dans le quotidien » un espace toujours plus vaste, qui revendique progressivement statut de « territoire ». Un territoire qui, toutefois, n’est revendiqué que par ceux qui ont les moyens matériels ou culturels de le pratiquer concrètement. Se joignent à ces derniers ceux pour lesquels ils ont réussi, par l’éducation et la culture, à créer un imaginaire correspondant.

Les moyens de communications disponibles rendent possible, et par glissement donnent vocation/permission, de transformer l'espace en « territoire ». Aussi, ceux qui le pratiquent ou l’imaginent y trouvent ensuite argument pour y revendiquer les pouvoirs correspondants afin de transformer cet espace en un « territoire », administrativement structuré.

Et les Etats, dans tout cela, objectera-t-on? Les Etats "aux frontières intangibles » (à tout le moins tant qu’ils faisaient partie du système d'équilibre décidé à l’issue de la seconde guerre mondiale par les deux ex-superpuissances, comme le rappelle le conflit géorgien et la situation en l’Ukraine) sont les reliquats des unités significatives d'échanges des classes dirigeantes de l'époque de leur constitution, lorsque le capital et les marchands dirigeaient la société, lorsque le vote était censitaire.

D'où la négligence de ces entités vis-à-vis des cultures, unités "non-significatives" pour le pouvoir en place à l'époque, et dont l’identité se réveille aujourd’hui avec la voix des peuples. "La politique mondiale entre dans une nouvelle phase, dans laquelle la source fondamentale des conflits ne sera plus ni idéologique ni économique. Le choc des civilisations dominera 2", déclarait dès 1993 Samuel Hungtington dans un ouvrage qui fit couler beaucoup d’encre.

Des conflits qui procèdent directement de la conjonction de l’extension des moyens de communication disponibles pour tous et de l’augmentation des pouvoirs des individus qui occupent ces espaces, créant « virtuellement » mais sans pouvoir les institutionnaliser, des territoires là où ces tendances se recouvrent dans l’espace. L’apparition (et la disparition) de l’Etat Islamique dans le Croissant Fertile est un exemple d’école de ce processus sournoisement en cours, à des degrés divers, partout, sur le continent européen.

Que les « bordures des empires (notamment romain et germanique)» en soient les premiers affectés n’est pas pour étonner, avec les conflits de frontières que cela implique (en ce compris par vagues d’immigration interposées). Ce sont en effet les zones frontières qui en sont les premiers affectés, là où les territoires sont restés les plus faibles dans des espaces souvent pour l’un ou l’autre motif contestés, chacun tentant de se justifier comme il peut, choisissant souvent la période du passé qui lui est la plus favorable pour se prévaloir de son bon droit et de ses légitimités.

Pour les « élites » économiques, politiques et intellectuelles, qui, avec l’explosion du transport aérien, pratiquent concrètement, et souvent quotidiennement, des espaces plus vastes encore, le même processus se dessine à l’échelle européenne, dans une Europe qui ne cesse de s’élargir au fur et à mesure des intérêts de ceux qui la pratiquent.

Une élite dont les espaces ont toujours une longueur d’avance sur ceux pratiqués couramment par les populations. Populations à qui on ouvre une ou deux fois par an la fenêtre à l’occasion des vacances (et pour autant que les vols low cost survivent à la crise économique sournoisement toujours en cours), juste pour donner un air de déjà vu à ce qui, en réalité, reste quasi totalement inconnu. Pour les seuls étudiants universitaires, ces « futures élites », des programmes prévoient une connaissance plus approfondie de cet espace, afin qu’ils puissent en faire leur territoire, « espace significatif d’échanges », par programmes ERASMUS et autres bourses d’études interposées.

Un déficit démocratique qui s’aggrave

L'aliénation ne s'arrête pas là. Au moment où, avec le droit de vote universel et l'obligation scolaire, le pouvoir aurait dû passer entre les mains de l'ensemble de la population, le monde devint aussi beaucoup plus complexe et la "technocratie" vint faire écran, atténuant d'autant le pouvoir de choix attaché au bulletin de vote.

C'est ainsi que s'est reconstituée une classe dirigeante non soumise au système représentatif qui, au nom du savoir technologique qu'elle maîtrise, décide de la vie quotidienne hors de ce système.

Appuyé sur ce savoir, le pouvoir de l'argent l'accompagne, et dépasse actuellement en puissance toutes les structures démocratiques. Multinationales aux chiffres d'affaires plus importants que celui des Etats, spéculateurs dont la crise économique qui se déroule actuellement sur le théâtre européen a confirmé la capacité de défier les gouvernements, en offrent autant d'exemples.

Dans ce contexte, on ne s'étonne pas de l'intérêt de ces "nouvelles" classes dirigeantes pour la construction européenne et les coopérations à l'échelle des continents ou de la planète, au point d'y voir espace significatif d'échanges, de vouloir en faire un territoire. Pour eux seuls, en effet, l'activité professionnelle (sur-valorisée dans cette classe) est quotidiennement confrontée à l'interdépendance créée par la technologie et les nécessaires coopérations qui en découlent.

Ce glissement d’échelle dont bénéficient les pouvoirs politiques, économiques et intellectuels, plus que les citoyens faute de moyens matériels, culturels et de motivation (tout ce qui est permis n’est pas nécessairement possible ou souhaité), n'est pas sans provoquer nombre de problèmes que relatent chaque jour les informations.

Le silence des médias

Ces informations « européennes », nos presses nationales les relèguent encore toujours au rang d’informations « internationales ». Ainsi, la presse tantôt omet tantôt refuse de contribuer à la création de cet espace imaginaire qui permettrait au simple citoyen de s’en aproprier même s’il ne le pratique pas quotidiennement … signe que ces médiateurs que sont les journalistes ne considèrent pas l’espace européen comme un « espace commun », un « territoire ».

A moins que ces derniers ne veuillent pas le considérer comme tel ? Car ces grands investigateurs, parfois mieux informés que leurs premiers ministres, ne peuvent ignorer combien cet espace s’est, en réalité, déjà constitué en territoire, parce que, de fait, bon gré mal gré, part intégrante du quotidien des citoyens qui l’habitent. Mais aujourd’hui, le quatrième pouvoir flirte souvent de trop près avec les exécutifs, législatifs et autres pouvoirs économiques nationaux et européens. Même s’il est encore des journalistes pour s’indigner de ces proximités incestueuses, du moins lorsqu’elles s’étalent au grand jour, comme dans le rapport des experts dont il fut déjà précédemment question.

Malgré un système qui se voudrait démocratique, on constate donc et peut-être plus que jamais, ce décalage entre ces perceptions de l'espace significatif, entre le réel tel que vécu par le simple citoyen et celui de la classe dirigeante qui, de fait, occupe le pouvoir. Ce décalage découle de leurs différences de modes de vie quotidiens, croissantes au fil des décennies quant aux moyens de communications disponibles et effectivement utilisés (moyens techniques et financiers), et aux niveaux respectifs d'éducation (espace imaginaire, mentalité).

Le savoir, et le pouvoir qui en découle, est théoriquement à disposition de la population. Dans le concret, elle n'en n’a pas la maîtrise. S'ajoute, en conséquence, une contradiction supplémentaire. "L'Etat est en crise, car le monde politique n'est plus un médiateur crédible. On observe une rupture du contrat entre Etat et société 3".

En d’autres mots, l'espace significatif de l'individu qui vote, du citoyen, ne correspond pas à l'espace significatif de l'individu qui est élu. Non seulement parce que les technologies vivent une vie trop autonome pour laisser une large marge de manoeuvre à l'homme au pouvoir, qui en aurait, lui-même, perdu la maîtrise. Mais surtout parce que les élus prêtent davantage l'oreille aux grands capitaines de multinationales et autres lobbyistes (qui n’en n’ont eux pas perdu la maîtrise grâce aux moyens financiers qu’ils y appliquent, ou se refusent d’y appliquer, comme, depuis vingt ans, en matière de recherches sur les énergies renouvelables) qu'aux citoyens qu'ils sont sensés représenter. D'abord parce qu'ils participent d’un meme mode de vie, ensuite, pour nombre d'entre eux, parce que les avantages y sont plus attrayants. Enfin, parce que, dans ce contexte, leurs intérêts personnels ne correspondent plus à ceux des citoyens.

L’écart s’aggrave lorsque ces lobbyistes ne sont plus seulement ceux originaires et implantés sur le territoire de l’Union Européenne. Tantôt ils n’ont plus de « patrie d’allégeance », tantôt ils en ont une différente de la nôtre et sont américains, russes, chinois, indiens, … des puissances qui veillent légitimement aux intérêts de leurs propres populations, et ne traitent les nôtres que comme des instruments de leur croissance et de leurs hégémonies, actuelles ou futures 4.

Ce n’est pas sans motif, en effet, qu’une fois l’Europe de 1992 (le Grand Marché) et son élargissement réalisés, la « construction européenne » est tombée en panne. Sont ainsi principalement restés en rade : - tout ce qui n’intéresse pas les « élites économiques privées», en particulier les droits sociaux et la gestion des ressources communes (énergie, environnement, effectivité et universalité des services publics, …) ; - tout ce qui n’intéresse pas les « élites politiques », notamment les zones d’exercice de la souveraineté publique tels la justice, la sécurité intérieure (zone de pouvoirs particulièrement puissante pour manipuler, par la peur, les populations, comme le démontre chaque jour la lutte contre le terrorisme et le contrôle accru des individus, dans et au delà de nos frontières par son intermédiaire), et ce qui les intéresse trop pour accepter de le partager : la politique étrangère et la défense (en ce compris l’industrie de l’armement). Cette situation, de moins en moins acceptée à mesure que l'individu est davantage formé et informé, provoque deux réactions contradictoires, parfois concomitantes:

  • la société civile s'organise hors du système représentatif (ONG, groupes de pressions), généralement pour défendre des intérêts liés – concrètement ou affectivement- aux individus et à son espace immédiat (environnement, droits fondamentaux,...);
  • le citoyen a tendance à se replier sur l'univers qu'il connaît et qu'il maîtrise (régionalisme, nationalisme, intégrisme et leurs dérives extrémistes...).

Cette dernière attitude 5 est généralement animée de fortes motivations, exutoires d’énergies vitales qui, dans une société qui se replie sur elle-même, ne trouvent plus à s’exprimer ailleurs (la violence privée est interdite et il n’existe plus de colonies où chercher l’aventure). Elle se voit dotée d'un pouvoir qui dépasse d’autant plus sa représentativité que l'accès aux moyens d'information qui permettent la propagande et aux moyens technologiques qui permettent l'action (communications, flux financiers, commerce des armes,...) est de plus en plus aisé.

C’est ainsi qu’on observe, ces dernières années, une percée fulgurante sur la scène politique des activistes nationalistes, et le caractère déstabilisateur d'actes terroristes, fussent-ils marginaux.

Références
1 B. Poche, dans "La remise en question de la volonté unificatrice des Etats et la montée du fédéralisme comme forme sociale : exemple de la Ligue Lombarde" (Bruxelles, ULB, CERIS, 6-8 mai 1993), observait que le fédéralisme exige de concentrer sur un espace deux citoyennetés, deux identités, deux appartenances simultanées.
2 Hungtington S., “World politics is entering a new phase in which the fundamental source of conflict will be neither ideological nor economic. The clash of civilization will dominate” ds Foreign Affairs, New York, Summer 1993.
3 B. Poche (ibid., 1993) constate que la société cherche dès lors à s'exprimer en dehors de l'Etat. Ceci signifie que c'est d'abord l'interaction des agents (fondée sur la culture, la tradition,...) qui la construit : la société civile devient plus légitime que la frontière.
4 « Les négociations de l’OMC entre les 153 pays membres de l’organisation Mondiale du Commerce ont échoué. Face aux Etats-Unis, les pays émergents, Inde, Chine en tête sont restés intraitables … Aujourd’hui, ce ne sont plus l’Union Européenne et les Etats-Unis qui mènent le bal … Cette fois-ci, la Chine et l’Inde ont en effet décidé de faire entendre leurs voix», extrait de « OMC, Les raisons d’un échec», L’Express International, Paris, 7/8/08, ... un mois avant qu’éclate la crise financière internationale de 2008.
5 Lorsque la société civile s’organise, l'action qui s'appuie sur l'individu en démocratie est toujours moins rapide que celle qui bénéficie d'une cohésion de groupe, fut-elle peu démocratique.