Au début des années ’90, les citoyens européens, plus sages que leurs gouvernements, commencèrent à douter de cet Eden perpétuel qui leur était promis.

La Commission Européenne, confrontée à une opposition croissante suite à la mise en place en 1992 du « Grand Marché Européen », n’est pas restée sans réaction. Elle chargea un « Groupe d’Experts sur l’Information et la Communication», la plupart issus du monde de la publicité (Berthelsman, Saatchi et Saatchi, … ) de présenter des propositions pour améliorer la communication des institutions européennes aux citoyens de l’Europe.

Le 1er avril 1993, le rapport De Clercq faisait la une de la presse européenne: « Ignorance impardonnable des principes qui fondent la liberté de la presse et d’information (L’Echo de la Bourse, Belgique) », « Propaganda Europeista (El Pais, Espagne) », « Public relation fiasco (International Herald Tribune, UK) », « Nouvelle formule européenne : l’Europe lave plus blanc que blanc (Financieel Economische Tijd, Belgique) », « Nécessité de ‘persuader’ opinion publique et journalistes (Diario de Noticias, Portugal) », « Le rapport des experts apparaît assez naïf (Handelsblatt, Allemagne) ».

Que reprochaient les journalistes à ce rapport des experts ?

Le rapport demandait « un message positif et optimiste ». « Les médias doivent être persuadés de présenter les résultats, les avantages et les opportunités (de l’Europe), d’une manière positive et optimiste, et non pas se complaire dans la critique et les échecs (p.12). L’étude concevait ensuite « toute une série de gadgets pour promouvoir cette image (Volkskrant, Pays Bas)».

Quel sort réserve-t-on au mal être exprimé par l’opinion publique dans la Communauté, se demandent les journalistes qui accueillent l’idée sans tendresse : « euro-endoctrinement (Financiele Dagblad, Pays Bas) », « lavage de cerveaux, conversion de masse (The Times, UK) », « idées extravagantes (El Pais) », « document inepte (The Independent, UK) », …

Le fossé qui séparait l’élite pro-européenne du citoyen apparaissait ainsi au grand jour. Pour les premiers, l’adhésion à la construction européenne semblait à ce point considérée comme allant de soi qu’ils n’estimaient pas même nécessaire de procéder à l’analyse de cet écart entre les réels et les imaginaires de chacun concernant l’Europe : la substance ne peut être en cause. Il ne peut s’agir que d’une mauvaise communication.

Le rapport déclarait ensuite que cette « image positive » devait être véhiculée par les « canaux de transmission ». Parmi ceux-ci, ces mêmes journalistes, qui n’apprécièrent guère le rôle !

Balayée la fonction de transmission critique de l’information, tout à la fois reflet et instrument de formation de l’opinion publique. Balayée, par la même occasion, la liberté d’expression qui fait l’orgueil d’une presse qui se respecte. L’Europe se voyait ainsi traitée en « produit », et des journalistes « promus au rang d’agence de publicité » chargés de « vendre » ce dernier.

Si ce rapport semblait maladroit, l’approche n’était en réalité pas fortuite. En effet, les années qui ont suivi n’ont cessé de reprocher aux institutions européennes leurs manques de transparence et de concertation, reproche résumé sous le vocable de « déficit démocratique » que, depuis cette époque, l’Europe traîne à ses guêtres.

Depuis lors, en effet, la politique semble avoir quitté le terrain du débat pour occuper celui de la manipulation : il s’agit de « per-suader », et non plus de « con-vaincre », il s’agit donc de « plaire, séduire envers et contre tout », plutôt que de « vaincre ensemble ».

Avec pour conséquence que si l’on parle d’un produit, ce dernier est choisi ou refusé, mais ne peut être ni discuté ni modifié. Au produit-Europe, par ailleurs, point de concurrence.

Et l’analogie ne s’arrête pas là. Un publiciste aussi cherche à « imposer » son produit. Mais la démocratie n’admet pas la démarche du publiciste. En démocratie, il s’agit d’adhérer en participant, or on ne participe pas à un produit [1] .

Dans leurs critiques de ce rapport d’experts, les journalistes, avec une unanimité qui, paradoxalement, faisait honneur à la culture politique européenne, démontraient en rappelant le rejet du Traité de Maastricht que l’homme de la rue, participant de cette même culture européenne, n’était pas disposé à se laisser faire. Confrontés à l’alternative de « prendre » ou de « laisser », les citoyens semblaient prêts à exercer ce seul libre choix qu’on leur laissait face au produit présenté : le rejet.

Outre la maladresse du rapport quant au vocabulaire utilisé (s’agit-il de « donner » à notre passé une dimension européenne, ou d’en « rendre compte » ?) et quant à la rigueur de la pensée, c’est la nature même des « experts en communication » interrogés qui pose déjà question.

L’auteur, jeune diplomate à l’époque, avait pris sa plume pour démasquer les subterfuges au commissaire européen chargé de ce dossier. Ce dernier lui répondit que ce serait son courrier qui serait pris, à la commission européenne, comme base de discussion. En mars 2003, le Forum des Jeunes Citoyens de l’Europe qui se tenait à Bruxelles démontrait qu’il avait lui aussi perçu le rôle déterminant de la participation dans le fonctionnement de la démocratie, choisissant pour thèmes d’activités et de débats : l’héritage culturel, l’environnement, les droits de l’homme et la démocratie participative [2] .

La Résolution sur la stratégie de l'Union Européenne en vue de préparer l'adhésion des pays d'Europe Centrale et Orientale, en vue du Conseil européen d'Essen (9-10 décembre 1994, rapporteur Arie Oostlander), élaboré au Parlement Européen par des citoyens élus et faisant preuve de bon sens, n’avait pas, pour sa part, pris les « déficiences structurelles de l’Europe » pour des « problèmes de communication ».

Vingt cinq plus tard, la Commission et le conseil européen hésitent encore à faire la différence … Et, démocratiquement élus, les gouvernements nationaux éprouvent de plus de difficulté à se former …

Références
[1] “Information policy is about the people’s right to know, not about the Community’image in the press », International Federation of Journalists, 7/4/93.
[2] Le Rapport Oostlander du Parlement Européen , élaboré par des citoyens élus et faisant preuve de bon sens, n’avait pas, pour sa part, pris les « déficiences structurelles de l’Europe » pour des « problèmes de communication ».