Rejet, fascination, méditation ou contemplation, autant d'attitudes que génère le face à face avec l’oeuvre d'art et qui induisent toutes la notion de distance. Revêtant une importance particulière dans les domaines de la critique (1) ou de l'écriture (2) , la « distance convenable » est ici appliquée à l’oeuvre d’art. Si cette notion marque pour Roland Barthes la nécessité de trouver une distance où le propos devient « intelligible », elle souligne ici cet équilibre fragile qui se crée entre la compréhension de l’oeuvre et son esthétique.
L'exposition à distance convenable en confrontant les formats et les techniques, en jouant sur les émotions, sur les sens et sur les points de vue s'appuie sur ce rapport de proximité ou d'éloignement qu'entretient le visiteur avec l’oeuvre d'art. Dans sa découverte de l’oeuvre, l’oeil oscille entre deux distances, celle qui lui permet d'apprécier la composition d'ensemble, son esthétique et celle où il discerne et analyse au plus près la technique. Le propos de l’oeuvre est plus ou moins "perceptible" selon la distance mais aussi selon le temps du regard. Parfois tel un ballet, la danse des visiteurs autour des oeuvres est légère et fugace. Chacun à sa manière scrute puis prend du recul face à l'oeuvre exprimant inconsciemment cette recherche d'une distance idéale, où l’oeuvre s'ouvrirait à l'émotion et la compréhension.
Choisies pour leur pouvoir d'attraction, pour leur technicité (embossage, accidents, détails, matériaux utilisés) tout autant que pour la portée de leur propos, les oeuvres présentées ne se donnent pas tout de suite à la compréhension et nécessitent cette "distance convenable". Tout en usant de ce pouvoir d'attraction, les artistes jouent sur une forme de mise à distance afin que la portée et la teneur réflexive de leur travail puisse être perçue par les spectateurs. Cette distance est suggérée par de multiples détails, tout un jeu de proportionnalités, de lignes et de perspectives qui, avec subtilité, induisent une notion de distance idéale avec le regardeur.
En éloignant ainsi le spectateur à une distance convenable, l’oeuvre peut être incluse dans les courants de pensées de son époque. Si le recul est trop important, le spectateur garde une distance avec l’oeuvre, la replace dans un contexte d'une généralité de l'art. Elle perd alors son unicité entre technique et esthétique, elle devient simple divertissement. La notion de distance est donc primordiale car elle pose la question de la perception et au-delà de la réception de l’oeuvre qui est aussi celle de notre rapport au monde.
Notes
1 " La critique est affaire de distance convenable. Elle est chez elle dans un monde où ce sont les perspectives et les optiques qui comptent et où il est encore possible d’adopter un point de vue.", Walter Benjamin, Sens unique , Paris, 10/18, p.168
2 Dans son séminaire sur le Discours amoureux, Roland Barthes cite la parabole des porcs-épics de Schopenhauer reprise par Freud in E ssais de psychanalyse , éd. Payot ,p.112 : « Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se serrèrent les uns contre les autres afin de se protéger contre le froid par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des autres. Obligés de se rapprocher de nouveau en raison du froid persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux. »