Consciente qu’« en matière de photographie, la localisation du bord est une décision prioritaire », l’artiste réalise, en 2011, l’œuvre séminale : Chambre à Tokyo. Encadrée mais posée au sol, sur sa tranche, la photographie détachée du mur s’émancipe de sa planéité pour devenir une ronde-bosse, mettant le corps en mouvement. À l’échelle d’un lit, cet objet photographique à double face rejoue et renforce la composition savamment cloisonnée de l’image qu’il présente. Aurélie Pétrel pose ainsi les jalons d’une pratique qui pense son médium tout autant qu’elle donne à penser le monde. Cette tension entre l’espace contenu dans l’image, l’espace de l’image elle-même et, plus encore, l’espace qui la contient se retrouve régulièrement au centre des préoccupations plastiques de l’artiste. Celles-ci se cristallisent au sein d’une autre œuvre devenue iconique – également présente dans l’exposition – un labyrinthe de verre, Minuit chez Roland, réalisé en 2022 pour la 16e Biennale d’art contemporain de Lyon.

Exposer des photographies implique de les matérialiser. Si rendre l’image tangible est le corollaire de toute activité de tirage, Aurélie Pétrel trouve en cet impératif l’occasion de subvertir les conventions qui veulent que, pour percevoir convenablement l’image, le support de la photographie soit un papier, de préférence rectangulaire, lisse et blanc. Au contraire, l’artiste engage méthodiquement un dialogue entre l’iconographie convoquée et les différentes formes et matérialités de ses supports, provoquant ainsi le bégaiement de l’image photographique, à rebours de son autorité traditionnelle. Chaque exposition, quant à elle, constitue une opportunité de mettre à l’épreuve la photographie afin d’explorer ses possibilités d’existence sensible dans l’espace, rompant avec les dispositifs de présentation habituels. Ce faisant, les photographies d’Aurélie Pétrel font fréquemment effraction dans le réel, comme si elles n’en étaient pas originaires. Elles semblent parfois étrangères à leur propre condition et prennent plus volontiers la forme d’installations, de sculptures et, plus rarement, de peintures. Non pas qu’elles se fassent passer pour ce qu’elles ne sont pas, mais parce que la mutation du médium opérée par l’artiste est si profonde qu’elle paraît génétique.

Pour le premier volet de cette importante exposition monographique, qui se poursuivra à partir du 14 février sur le Site Le Corbusier de Firminy, Aurélie Pétrel prolonge la conversation qu’elle a entamée avec l’architecte au début des années 2010 dans sa série Charte d’Athènes. À la suite d’une courte résidence effectuée cet été, l’artiste a produit une série de photographies intitulée Unité d’habitation, imprimées sur des planches de hêtres apprêtées en blanc. Cet apprêt permet de préserver une partie des contrastes de l’image source tout en atténuant l’altération naturellement provoquée par le support de bois. Seule la texture des nervures du hêtre est soigneusement conservée, produisant une ressemblance troublante avec le béton représenté dans la photographie, marqué par le coffrage en bois utilisé pour le couler. En revêtant la texture de ce qui lui est habituellement opposé, le béton révèle le procédé mis en œuvre par les ouvriers. Suivant une logique improbable, on se plaît à penser que, par le truchement de ce tirage sur bois, l’ancienne planche de coffrage refait surface.

Également présente dans l’exposition, la série Dormeur surprend. L’inscription spatiale de l’image photographique, à laquelle on associe spontanément le travail de l’artiste, nous ferait presque oublier qu’Aurélie Pétrel – qui participe si activement à la « reprogrammation complète de la photographie » – est avant tout photographe. Ces tirages Lambda contrecollés sur Dibond et encadrés s’inscrivent à contre-courant des dispositifs plus complexes de l’artiste, qui ont, depuis, fait école. La série montre une multitude de corps anonymes endormis dans différents lieux publics. Ces personnes, promises à un réveil imminent, font écho aux PVL (prises de vue latentes), des photographies archivées dans le meuble jachère de l’artiste, en attente d’une activation incertaine. Ces images « mises à nu » démontrent, à nouveau, l’extraordinaire maîtrise de la grammaire photographique de l’artiste.

En parallèle, la série Transition produite cette année, se situe à la jonction entre la peinture et la photographie, incarnant une certaine fluidité de genre, représentative de la pratique de l’artiste. Réalisé à Romme, où Aurélie Pétrel s’est établie depuis plusieurs années, cet ensemble renoue avec les expérimentations pictorialistes et constitue, pour l’heure, un unicum – objet unique en son genre – dans son œuvre, tant il procède d’un lâcher-prise qu’on ne lui connaissait pas. Une fois encore, Aurélie Pétrel parvient à relancer les dés d’une pratique qui n’en finit pas de découvrir de nouvelles voies d’expérimentations et de recherches.

(Texte de Dylan Caruso)