La galerie Perrotin est heureuse de présenter Ribbon sharp, la première exposition personnelle de Chiffon Thomas en Europe et avec la galerie. L'artiste, basé à Brooklyn, propose une approche interdisciplinaire de l'art en incorporant la sculpture, le collage et le dessin. L'exposition présente une douzaine de nouvelles sculptures et une installation immersive, examinant la fusion de formes anatomiques avec des structures architecturales. Sa pratique multiforme - souvent composée de bois récupéré, de béton, de bronze et de verre teinté - explore le soi comme divisé, fracturé et transformé.
La sculpture, dont la forme est fixe et principalement rigide, exprime rarement le doute à son public. Au cours d’une exposition, on présente au spectateur une série de choix sur lesquels a travaillé un artiste, et un espace qui a été proposé pour les œuvres. Par son extraordinaire transformation de matériaux comme le fer et le béton, habituellement choisis pour leur permanence, qui viennent ici soutenir et protéger sans ambiguïté des corps au sein de structures architecturales, Chiffon Thomas réinscrit matériaux et structures dans un héritage du doute et de son contrepoint, la foi.
Ces œuvres nous permettent de remettre en question les rôles et les intentions à la fois des corps et des bâtiments, qui ont chacun leurs propres attentes et qualités inhérentes dans ce qui touche au durable et au malléable. Peut-être sommes-nous toutes et tous faits pour être démolis et reconstruits en réponse aux structures qui nous poussent vers la croyance, celle selon laquelle la survie est possible, même au sein de lieux qui nous rejettent et nous considèrent indignes.
Les sculptures de Chiffon Thomas nous forcent à nous confronter au «réel»–des moulages du corps humain, des éléments architecturaux de récupération présentant des traces historiques et symboliques évidentes–mais aussi à déterminer où commencent et finissent les corps individuels, et où il n’existe que des fragments. L’artiste met en lumière le caractère indéterminé de visages, de torses et de pieds isolés, en les associant à des restes de matériaux de construction – fenêtres, plafonds, meubles en bois. Nous avons l’habitude d’utiliser les styles architecturaux pour aiguiller la définition de nos identités, que nous le fassions dans le cadre privé du foyer ou bien dans les espaces où nous nous rassemblons. Les sculptures de l’artiste capturent la tension générée par le contrôle et le confinement qui règnent tour à tour dans ces espaces et nos propres corps; il considère les sculptures individuelles comme des inspirations et les plus grandes installations comme des expirations, des moments de lâcher- prise–c’est le cas de Untitled (clock), une composition rayonnante composée de panneaux de plafond en métal gaufré, présentant un éventail immense de diverses patines (toutes les œuvres citées sont de 2024). Dans cette perspective, on comprend que les deux sont nécessaires pour respirer pleinement : les corps et les structures fonctionnent en symbiose par leur nature incomplète même. La fascination de Chiffon Thomas pour les motifs et ornements gothiques en particulier est liée à l’invocation symbolique par ce style architectural d’un corps genré, celui de la Vierge Marie; un corps protecteur mais pas impénétrable. L’œuvre murale soudée Untitled (extravenous) fait référence aux plafonds voûtés des cathédrales gothiques, et consiste en plusieurs types de «côtes» qui forment une structure. Ici, les côtes semblent emprisonner des torses en béton moulé, qui, en tentant de se libérer de structures en métal ouvertes en deux, laissent des traces vasculaires sous forme de dessins au charbon sur le mur derrière eux. S’il semble qu’une libération totale soit impossible, nous négligeons peut-être la possibilité d’un système plus réciproque, car ces côtes évitent aussi un effondrement total.
Dans une série d’œuvres pour lesquelles il utilise des cadres de fenêtres en bois usés, Chiffon Thomas délaisse leur fonction de séparation entre intérieur et extérieur. Des vitraux opaques, que la lumière ne peut traverser, viennent les remplir. L’artiste nous offre une autre forme d’intérieur, en remplaçant l’espace architectural par une cavité corporelle de silicone grossièrement suturé, assemblé de manière similaire à un vitrail. Les coutures très visibles font écho aux plombs d’un vitrail ainsi qu’à l’irrégularité des cadres fendus. Ensemble, ils évoquent une réutilisation frénétique et une visibilité délibérée d’éléments disparates. Ces cavités de silicone réapparaissent tout au long de l’exposition comme des interférences corporelles, notamment dans des vanités intimes qui rappellent le secret voilé des confessionnaux catholiques, et dans le corps d’une horloge comtoise dépouillée. Untitled (alcove), une alcôve arrondie et renfoncée, est remplie et scellée, et ne comporte que trois paires de pieds de bronze à sa base. Chacune est nichée dans un vitrail et du silicone cousu, ce qui fait spontanément penser à un enfermement sacré, à un reliquaire. Pourtant, l’artiste ne positionne pas ces pieds à plat mais juchés sur leurs orteils, comme si une force intérieure les attirait vers le haut, vers l’inconnu. La régénération n’offre aucun répit.
Chiffon Thomas préfère cette impression d’inconnu et d’anonymat, malgré notre potentielle empathie pour ces fragments ou notre identification à eux. Untitled (pterygota), un corps de béton et de bois, est vu de dos, émergeant d’immenses ailes faites de planches de bois usées, ou bien semblant poussées vers le bas par leur poids. Si un visage serait plus révélateur que d’autres parties du corps, l’artiste nous prive de la certitude qu’il nous apporterait. Dans Untitled (splintered), nous ne pouvons pas savoir si deux visages fusionnent ou se séparent, telles les volutes de fer ornementales qui s’enroulent autour de leur cou et s’étendent vers le bas pour former un seul buste. Cette ambiguïté persistante évoque une nature plutôt cyclique du doute, de la détermination et de l’échec présent dans ces corps : bien que les matériaux soient solides, l’adaptation ne cesse jamais.
Pourtant, si ces corps et ces structures nous paraissent brisés, Chiffon Thomas traite chacun de ses sujets avec tendresse et vulnérabilité. Cela se remarque particulièrement dans Untitled (tomb), qui s’observe au sein de sa propre galerie, dotée d’impressionnants murs patinés. À l’intérieur, des milliers de petits pieds démembrés sont empilés au sol, de manière apparemment aléatoire, comme si l’on entrait dans un ossuaire. Pour l’artiste, ces pieds isolés nous permettent de nous concentrer sur le travail que représente notre mouvement, sur la façon dont les pieds dirigent et absorbent notre poids, et reflètent ainsi nos parcours individuels et collectifs au fil du temps. Si les autres œuvres sont à taille humaine, la dimension réduite de ces pieds accentue l’effet d’accumulation et l’aspect mystérieux de leur assemblage. Pas besoin d’un corps complet pour poser ces questions: combien de corps faut-il pour qu’un système exerce son pouvoir? Combien de corps faut-il pour qu’une structure à part entière émerge?
(Texte de Lumi Tan, conservatrice et autrice)