Perrotin présente Clear history, une exposition collective créée par l’artiste Oli Epp, qui met en scène une conversation visuelle entre l’effacement numérique et la permanence matérielle, l’authenticité et l’artifice, le tabou et le prestige.
L’expression Clear history (effacer l’historique) fait partie d’un lexique plus large d’expressions courantes relatives au web, et fait référence à nos rituels numériques quotidiens. Des termes comme cloud, hotspot, portal (portail) et window (fenêtre) convoquent des impressions de légèreté éthérée et de transcendance technologique. Ces mots promettent transparence et transformation, alors même qu’ils masquent le poids de leur propre infrastructure physique. Clear se fait à la fois verbe (effacer) et adjectif (effacé, vide), suggérant tant l’obstruction que la transparence, l’effacement que la visibilité.
L’histoire résiste pourtant à un traitement si désincarné : elle est brouillonne, traversée de contradictions et de demi-vérités que l’on ne peut effacer d’un simple clic. À cette époque où la technologie nous promet de modifier, réviser et réinventer notre passé pour en faire quelque chose d’aussi fin qu’un écran, ces œuvres révèlent ce qui dort sous la surface de nos tentatives d’effacement. Elles gravent, réinventent et figent des moments, un œil sur le passé et l’autre plissé vers un avenir marqué par l’incertitude.
Très familier des dynamiques d’effervescence et de contrainte du monde de l’art contemporain, Oli Epp a composé une exposition qui équilibre fluidité conceptuelle et rigueur formelle. Il en résulte un environnement où le support physique se réaffirme : il goutte, éclate, craque et fait de la buée sur nos lunettes, tout en nous parlant aussi avec subtilité des courants immatériels qui façonnent notre expérience contemporaine.
Cornelia Baltes démarre ce dialogue matériel par des œuvres qui oscillent entre abstraction et figuration. Ses compositions espiègles présentent des éléments corporels – bustes, yeux, seins – se dégageant de vifs aplats de couleur qui créent des images rémanentes, comme lorsqu’on continue de voir un objet imprimé sur notre rétine après en avoir détourné les yeux. Ces formes apparemment simples, obtenues par l’application méticuleuse de pigments qui tour à tour révèlent ou cachent la toile brute, font écho au thème central de l’exposition : l’impossibilité d’un effacement total, où chaque tentative de nettoyage laisse sa propre marque.
Sally Kindberg poursuit cette exploration sur un terrain plus satirique : ses peintures capturent des fragments de corps grâce à des textures irisées, veloutées ou rappelant le latex, et qui nous parlent de la vie contemporaine dans ce qu’elle a d’impeccable et d’absurde à la fois.
Cet examen de l’authenticité et de la présence s’exprime différemment dans les toiles très soignées de Maja Djordjevic, qui transforment une esthétique pixellisée en enquêtes profondes sur l’identité.
Ce jeu entre apparences et réalité irrigue aussi les photographies d’Alison Jackson : sa mise en scène de sosies de personnages politiques examine notre incapacité (ou notre réticence) à distinguer la vérité de la fiction dans notre monde saturé d’images.
Des œuvres comme Elvis de Tammi Campbell viennent ajouter d’autres couches à cette exploration de l’iconographie culturelle. Vue à travers une épaisseur plissée de papier bulle, ce visage familier devient à la fois protégé et déformé. Le travail de l’artiste crée une collision temporelle entre passé et présent, et l’éclatement si satisfaisant de cet emballage devient une métaphore des couches qui simultanément préservent et déforment notre relation aux images, aux icônes et à la mémoire.
L’investigation de la présence et de l’absence au sein de l’exposition prend une dimension viscérale avec des œuvres qui explorent les formes hybrides et la transformation de la matière. Les silhouettes déformées de Benjamin Spiers marquent une évolution vers des visions plus métamorphes du corps. Ses formes tordues et lumineuses sont au carrefour de la sculpture classique et de la science-fiction ; leurs anatomies impossibles évoquent des êtres au seuil de la référence historique et d’un futur hallucinatoire.
Les courbes exécutées par Salomé Chatriot, présentant une surface froide, incarnent dans des totems contemporains l’enchevêtrement de nos désirs et de notre existence physique.
Dans le travail de Harrison Pearce, une sphère semblable à une perle est nichée dans un abri ergonomique et nous parle de la transformation lente de la matière en sens, par l’intermédiaire de la relation réciproque entre forme organique et intention architecturale.
Les éléments sculptés à la main par Liao Wen et les surfaces aux f initions automobiles d’Ally Rosenberg offrent un contraste entres formes dentues et tentaculaires, allant encore plus loin dans le dialogue entre nature et invention.
L’exposition culmine dans un paysage onirique de formes familières tout juste reconnaissables, où des présences fantomatiques s’attardent dans les espaces négatifs – échos persistants de rires, chaleur qui s’estompe, idées lumineuses qui s’étiolent au fil du temps. Comme les artefacts numériques qui refusent d’être complètement effacés, ces traces persistent, laissant une traînée qui mène à la fois vers l’avant et vers l’arrière.
Les peintures photoréalistes de Christopher Hartmann matérialisent cet aspect éthéré grâce à des couches successives de peinture à l’huile qui rappellent les processus numériques ; leurs contrastes entre tons chauds et froids jouent sur les plis soyeux des draps, évoquant la chaleur de corps désormais absents. Ces œuvres capturent des moments suspendus, hors du temps, chaque toile témoignant de la possibilité de contenir des états contradictoires.
Dans cette contemplation de la présence et de l’absence, les portraits multi-techniques monumentaux de Devan Shimoyama règnent sur l’espace avec leur autorité sensuelle et leur abondance de matériaux. Dans des œuvres comme Spray et stream, il transforme des gestes intimes en moment de beauté transcendantale grâce à sa manipulation très maîtrisée de la peinture à l’huile, des paillettes et des strass, créant des portails où s’entrechoquent désir et transformation. Les artistes de l’exposition Clear history dialoguent à travers divers médiums et méthodologies ; leurs œuvres forment une constellation de réponses à notre condition contemporaine. Tout comme le jargon du web qui a inspiré son titre, cette exposition joue avec les sens que peuvent prendre transparence et opacité.
Les œuvres présentées affirment leur matérialité avec entêtement, coulent, brillent, s’étirent et se transforment. Comme l’histoire elle-même, elles refusent les promesses faciles formulées par notre lexique numérique. Dans chaque cloud, portail ou fenêtre réside un monde physique profondément dépendant de nos sens. Tandis que nous nous résignons à l’hallucination, nous nous apercevons que nous nous adaptons à cette simulation, et même que nous l’apprécions. Ces œuvres nous rappellent pourtant qu’il n’existe aucune véritable séparation entre l’existence matérielle et virtuelle, seulement un cycle infini entre effacer et laisser des traces, où le toucher et la vue, la présence et l’absence deviennent impossibles à distinguer l’un ou l’une de l’autre.
(Texte de Anitra Lourie, chercheuse à Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)