Perrotin a le plaisir de présenter la première grande exposition européenne de Katherina Olschbaur en France, la deuxième de l’artiste avec la galerie.
À chaque marque effectuée sur une surface, à chaque tracé, Katherina Olschbaur s’abandonne un peu plus à un plan suspendu au-delà du présent. Un endroit situé au-delà de nos désirs ardents. En puisant dans des mythologies de l’intime, des techniques issues du début de l’expressionnisme abstrait et des éléments autobiographiques, ses peintures se délivrent et nous délivrent de l’instant présent. Ce sont des scènes où s’entremêlent dans la figuration rêves et souvenirs, tant explosifs que méditatifs, tant familiers qu’étrangers. Le langage visuel de l’artiste est unique par son traitement de la couleur, de la forme et du sujet; on y retrouve souvent des corps et des lieux déstructurés, des étendues de tons dégradés qui s’entrechoquent, et des touches gestuelles de pigments aux couleurs vives.
Dans ces œuvres récentes, la couleur est explorée d’une manière nouvelle pour l’artiste, avec délicatesse et retenue. Katherina Olschbaur remet la couleur au centre de son travail, non pas comme moyen mais comme élément primaire d’une intégrité en soi. Inspirées des philosophies du Color Field painting, ses nouvelles expériences sur le monochrome ont produit des résultats harmonieux qui amènent à réexaminer ce qu’est l’espace pigmenté. Il suffit d’une couleur, d’un peu de temps, et tout prend vie. Les potentialités de chaque ton, méticuleusement apposé par l’artiste, ses coups de pinceaux méditatifs, enfouissent le visuel dans l’émotion. Indigos, bordeaux, touches métallisées… L’espace, le temps et la matière s’écroulent dans ses compositions, formant des arrangements qui nous poussent à nous incliner devant quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de plus vrai. À quoi s’abandonne-t-on ? Qu’y a-t-il de plus réel que ce qui est empirique ? Comment la sensation éclipse-t-elle le visuel ?
Eclipse représente avec une tendresse brûlante cet élargissement des possibilités. Dans un mouvement centrifuge, un effet de brillance irradie vers l’extérieur, vers nous, enveloppant tout d’un halo chaleureux fait de terres de Sienne incandescentes et de bruns épais et intenses. Ici, des scènes représentant des personnes, des lieux et des animaux se trouvent suspendues, immobiles, dans des traînées de couleurs, des impressions. Aucun souvenir n’est séparé des autres, ils se mélangent et tissent ainsi ensemble une tapisserie de l’existence. Deux silhouettes de profil se penchent l’une vers l’autre, un oiseau s’envole, une femme lasse repose sa tête sur sa main, une jeune fille s’en va faire la fête. Katherina Olschbaur capture le crépuscule de l’amour, du désir et du plaisir, une fissure liminale entre le rythme de la vie et l’état d’amnésie du sommeil. Une fissure qui vient détruire la raison pour que tout prenne sens à nouveau. Cela me rappelle une citation d’Edward Steichen, en 1901: « Quel beau moment de la journée que celui du crépuscule, lorsque les objets disparaissent et semblent se confondre, et qu'un beau et grand sentiment de paix enveloppe l'ensemble ». Eclipse parvient à saisir cette sensation de paix évoquée par Steichen–la sérénité apportée par la caresse d’un amant, la réverbération d’un caisson de basse, le baiser d’un inconnu sous kétamine, la direction donnée par une cane à ses canetons. La vérité dans tout cela, c’est que l’on peut trouver le goût de ce qui dépasse le langage dans les gouttelettes de sueur d’une nuit impénétrable.
Expulsion, une toile en diptyque présentée dans la deuxième salle, propose comme principale figure un ange polycéphale, dont la main gauche est tendue vers un au-delà, un avenir. Ses cheveux, tout comme ses ailes et sa jupe drapée, ondulent dans le vent qui effleure son corps. Sa peau aux couleurs, textures et formes variées, reflète la lumière et la forme dans un kaléidoscope vibrant et plein de dynamisme. Dans cet avenir, cet au-delà, des corps qui s’aiment et se reposent sont étendus sur des lacs chauds de mercure et des aurores froides ; apparaissant à la fois effacés et encore plus humains, chaque centimètre carré de leur silhouette est comme un lever de soleil qui amène le renouveau. Katherina Olschbaur évoque ici le dieu romain Janus, que l’on reconnaît grâce aux deux têtes de l’ange. Dieu des commencements et des fins, Janus préside aux transitions, au changement, à la liminalité, à la dualité, aux passages et aux seuils. Une tête regarde toujours vers l’avant, l’autre toujours vers l’arrière. L’aspect formel du temps se mue en insécurité, un thème que l’on retrouve dans toute cette série d’œuvres. Des constellations de vignettes réorganisent le temps et les souvenirs, nous invitant à composer avec le passé et le futur d’une fiction spéculative. La principale leçon à tirer d’Expulsion s’enracine dans sa façon de structurer le temps, les corps et les lieux – elle s’efforce de nous montrer que juste au-delà de nous-mêmes, à la surface de l’épiderme du quotidien, existe toujours la possibilité d’un nouveau paradis.
Tandis que nos yeux dansent sur les toiles de Katherina Olschbaur, se rappelle à nous ce que signifie exister dans un temps historique, en se débattant sans cesse à la frontière de la raison. Je suis déconcertée, dans l’exacte mesure où je suis censée l’être–bien que ce soit de cette façon que tout prenne plus de sens. Il apparaît alors que l’Histoire, l’histoire de tout, nous échappe par sa nature récalcitrante même ; elle est comme un enfant, cherchant à se libérer de notre froide étreinte alors que nous tentons de le calmer. Trouver du sens dans le morcellement provoqué par les phénomènes de notre vie est une tâche qui exige de voir plus loin que la modernité elle-même, de renoncer au projet stérile de la morale et de l’ordre. Oui, les étoiles qui dansent au-dessus de nos têtes sont aussi celles qui nous montrent le nord. Notre hubris voudrait nous faire croire que le temps s’organise de lui-même au sein des limites que nous avons fixées, que le propre corps de l’histoire ne peut que récolter les fruits des promesses du passé. Pourtant, non : les toiles de Katherina Olschbaur nous rappellent que si nous sommes les sujets de la production calculée de l’histoire, nous sommes aussi reliés à son désordre immense, à son agitation cosmique.
(Texte de Mara Hassan, curatrice, auteure et historienne de l’art)
Née en 1983 à Bregenz, sur le lac de Constance, en Autriche. Vit et travaille entre Los Angeles et New York, aux États-Unis, Katherina Olschbaur a été formée à la peinture, au film d'animation et à la scénographie à l'Université des arts appliqués de Vienne, en Autriche. Son déménagement à Los Angeles en 2017 a encouragé l’artiste autrichienne à repousser les limites dans l'exploration de la relation ténue entre représentation et abstraction, créant ainsi des points de vue distincts sur la lumière, la couleur et la forme pour lesquels sa pratique picturale est reconnue. Son travail s'inspire de références artistiques tant culturelles qu’historiques ainsi que de ses propres expériences et de son environnement, reflétant des souvenirs personnels et la relation entre l'inconscient collectif et individuel qu'elle observe au quotidien.
Les œuvres d'Olschbaur ont fait l'objet d'expositions personnelles institutionnelles telles que Dirty elements (2020) à la Contemporary Arts Center Gallery de la Claire Trevor School of the Arts, Université de Californie, États-Unis, Sirens (2023) à l'espace d'art DANGXIA à Pékin, Chine, et Wicked walls (2011) au Museum auf Abruf, MUSA –Museum on Demand, à Vienne, Autriche. Son travail est actuellement exposé dans Becoming the sea, organisée par Black Rock Sénégal et Harvey B. Gantt Center for African-American Arts + Culture, au Levine Center for the Arts à Charlotte, Caroline du Nord, États-Unis.