La ville nous grise et nous écrase. Elle hurle, elle gronde pour attirer notre attention. La ville encercle de toutes parts. Elle enveloppe, engloutit tout ce qu’elle trouve sur sa route, aspirant le grotesque et la beauté, expirant le fantastique et le banal de la même façon. La ville est transgressive, invasive, violant nos frontières physiques, nous pénétrant par l’image et le son, agressant notre peau et les défenses de nos organismes.
La ville de Mr., Tokyo avec ses quartiers otakus de Akihabara et de Ikebukuro, en est pour lui l’exemple même. Une interminable cacophonie de mots et d’images. Une fantaisie attractive de désirs et de peurs. Un espace de tags et graffitis, de consommation ostentatoire et d’épuisement. C’est une terre où le sucré est amertume et l’amertume sucrée, c’est une terre de rupture et de continuité, d’exubérance et d’altération. C’est le lieu où le mignon et le terrifiant, le kawaii et le kowai, sont tout autant interchangeables que mal définis, où le remède et le poison sont, par avance, toujours liés.
Mais, dans toute l’euphorie et le danger de cette ville, dans toutes les sollicitations visuelles et les stimulations sonores (Buchigiri! Hit me up! Dope! Beauty! Love!) de la mégalopole de Mr., de sa ville, l’aliénation abonde. Ici, les stimuli incessants ne diminuent pas mais au contraire augmentent le sentiment d’isolement, aggravent la sensation de désintégration, amplifient la solitude. Ici, les citadins marchent tels des somnambules dans une tristesse impuissante, les lumières vives engendrant un manque et l’abondance des produits de consommation créant une profonde agitation. Ici, la bile noire coule, se répand sur les illusions immersives de la ville, la mélancolie a progressé dans cette violence sensorielle tout en se dissimulant.
Pour la culture otaku que Mr. interprète avec justesse, talent et finesse, pour les geeks et les gamers, les freaks («les accros ») et les fiends («les inconditionnels ») que son travail attire, cette mélancolie est implicite. Elle est autant visible dans les yeux tristes et perdus de ses personnages (les yeux reflétant l’hystérie de la ville-spectacle) que dans leurs représentations toujours solitaires et isolées (à la fois présents et perpétuellement absents, à la fois dans et en dehors de la foule). Cependant, le talent de Mr. n’est pas seulement de traduire et de réaliser un portrait de l’otaku, mais d’émerger de cette société cachée, d’être un otaku (son nom même exprimant une absence d’identité). C’est ce qui donne à son regard toute sa puissance. L’intense dévotion, l’engouement et la ferveur de l’otaku — l’obsession découlant du besoin de trouver un espace de réconfort loin de l’instabilité et de la précarité du monde contemporain — ne sont pas simplement observés ; tous se ressentent dans le travail de Mr. La puissante passion, la pulsion, l’obsession des otakus — l’addiction trahissant la nécessité de trouver le confort, l’épanouissement et l’innocence de l’enfance — transparaissent dans la vision fétichiste de la vie que Mr. exprime à travers le regard même de ceux qui y adhèrent.
La puissante vivacité graphique des nouvelles œuvres de Mr. peut alors être interprétée comme jouant directement avec (et contre) la Tour de Babel visuelle où se trouvent les personnages, les arrière-plans salis et tachés ainsi que les toiles éraflées et grattées contrastant avec la brillance et la frénésie des individus et des objets dispersés tout autour de façon chaotique. Personnage(s) et arrière-plan(s) dévoilent donc la dualité distincte du monde intérieur et extérieur de Mr. Ils révèlent à la fois le superficiel et le psychologique, le public et le privé, les deux niveaux de la subculture otaku prise dans un conflit sans fin. Les œuvres de Mr. établissent ainsi un portrait de la bataille manichéenne dans laquelle lui, et tous les otakus, sont jetés à tout jamais ; la noirceur derrière chaque sourire, les ombres invisibles qui se dissimulent dans chaque surface ultra plate et ultra lisse.
Mr.’s Melancholy Walk Around Town n’est donc pas l’errance, la promenade du flâneur — balade nonchalante et tranquille du citadin — mais plutôt celle du badaud, personnage dont la conscience de soi s’efface devant le spectacle et la superficialité, enivré par les lumières de la ville, abasourdi par son tumulte. Les images que Mr. crée sont ainsi consolation et dissimulation, diversion du vide sous-jacent, mais également capitulation devant la nature envoûtante, fascinante, hypnotique de la vie contemporaine. Marchant seul, englouti par la culture de consommation, ses balades solitaires sont assaillies par la vie moderne. Tout comme une nature mélancolique le rend étranger à lui-même et à sa ville, une vision pleine de mélancolie émerge de son environnement spatial et perceptuel.