Les choses humaines par Marianne Derrien.

«Et avec quel corps reviennent-ils?»—Ainsi c'est qu'ils reviennent — Réjouis-toi ! Quelle porte — quelle heure — cours — cours —mon âme! Illumine la maison!

(Emily Dickinson)

Vivre avec la peinture, à travers elle. Pour Nikki Maloof, c’est une façon d’organiser le temps, de l’habiter et d’occuper des espaces, ceux d’une maison, d’un jardin, d’un atelier. Quand les sphères privées et publiques s’enchevêtrent en une tension et une inquiétude persistantes, peindre lui permet de capter l’essence même des choses et des êtres pour avouer le trouble humain.

Avec son exposition Around the clock, Nikki Maloof explore la diversité et la complexité de la vie matérielle et sensible. Chacune des scènes domestiques représentées montre la profondeur du quotidien pour partager une intimité, celle de ses joies, espoirs ou de ses peurs. Offrant une lecture originale de la nature morte pour réfléchir à l’état de notre monde1, sa peinture audacieuse, mélange de beauté, de malice et de noirceur, remet en perspective notre relation avec l’instabilité de la vie. Alors qu’une chose en contient tant d’autres, tout ce qui reconditionne notre lien au temps (re)productif (le travail, la parentalité,...) participe à la densité émotionnelle de ses œuvres. Déjà, au 19ème siècle dans l’austérité puritaine de la Nouvelle Angleterre, Emily Dickinson, solitaire et recluse dans la maison familiale, avait décrit, avec une modernité bouleversante, le tumulte de la vie intérieure, sentimentale, parfois mystique. Sa poésie, son écriture concise, elliptique, « explosive et spasmodique » selon ses termes, lui permit de se faire homme, femme, animal, objet.

Quittant la grande ville américaine par choix, Nikki Maloof vit désormais à la campagne à l’ouest du Massachusetts. Dans ses récentes peintures, elle se focalise sur certaines étapes vitales, comme celles de se nourrir, se laver, discuter, dormir. Des moments récurrents qui participent au processus de construction de notre identité. «Dans la sphère privée, à l’abri des regards, au plus près des désirs, des faiblesses, des rapports de forces intimes »2, l’art d’habiter s’affranchit du regard social en dessinant une géographie tant personnelle que relationelle. Si la maison est un monde en soi3, une chambre à coucher, une salle de bain, une salle à manger, un jardin ou une cuisine deviennent l’expression spatiale de notre conscience.

Ce sont ces paysages intérieurs et extérieurs dans lesquels des actes, des actions simples quotidiennes se déroulent (The cut, Dinner discussion). Les mains y jouent un rôle primordial, à la fois agissantes, affectueuses parfois menaçantes. Dans Cosleep at dawn, mère- artiste et enfant se retrouvent enlacés dans le lit dans un moment de douceur partagée. Alors que la chambre, lieu symbolique et charnel, dit l’histoire du corps et son rapport aux choses4, cette peinture, aux couleurs rosées et rougeoyantes, invoque notamment l’oeuvre Couple in bed (1977) de Philipp Guston avec son style proche de la bande dessinée. Entre plaisir et douleur, alors que peindre sinon l’énigme? s’interrogeait-il pour évoquer les aspects les plus sombres de l’être.

C’est donc en se peignant au lit avec sa femme à la manière du baiser de Brancusi que Guston représenta un instant de grande tendresse empli de noirceur afin de souligner la part absurde de la condition humaine. Dans cette même perspective, les oeuvres de Nikki Maloof se chargent d’un pouvoir psychologique en combinant le personnel et le politique, l’humour et le tragique. Sa peinture s’affirme par ce dialogue constant avec d’autres artistes et repousse les limites du temps en charriant tant et tant de références artistiques anciennes et actuelles.

L’omniprésence des plantes, des fleurs, des insectes ainsi que les agencements d’intérieurs conversent avec la peinture de la Renaissance flamande et italienne tout en se libérant de certains codes (The first supper, Other, Girlhood) ou encore avec l’impermanence de la vanité, représentations allégoriques de la fugacité de nos existences. Apportant un regard actuel sur la domesticité, Nikki Maloof s’éloigne d’une vision strictement androcentrée et anthropocentrée. Alors que les frontières entre les espèces et les règnes sont brouillées par un régime d’égalité entre les choses ordinaires et les êtres, elle construit une œuvre de l’attachement et du détachement.

(Texte de Marianne Derrien, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante)

Notes

1 Laurence Bertrand Dorléac, Les choses, une histoire de la nature morte, Musée du Louvre, Ed. Lineart, 2022.
2 Mona Chollet, Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, Éditions La Découverte, 2015.
3 Ibid., p. 66.
4 Michelle Perrot, Chambre in Les choses, une histoire de la nature morte, Musée du Louvre, Ed. Lineart, 2022, p. 309.