Hypercycle, dont le commissariat est assuré par l’historien de l’art Matthieu Poirier, est une série d’expositions déployée sur trois continents et plusieurs sites, de 2024 à 2026, sous la forme de trois chapitres retraçant chacun une partie de la carrière de l’artiste.
Lynn Chadwick (1914-2003) fut l’un des artistes les plus marquants de la sculpture du XXe siècle, aux côtés d’Alberto Giacometti, Henry Moore et Louise Bourgeois. Le chapitre initial se tient à partir du 12 octobre 2024 à Paris, au Centre des monuments nationaux–Hôtel de Sully et à la galerie Perrotin. Il réunit une soixantaine d’œuvres-clefs réalisées entre 1947 et 1962, période à laquelle l’artiste définit sa singularité et accède à une consécration internationale. C’est la première fois qu’un tel ensemble de Lynn Chadwick, dont les œuvres sont présentées dans près de 150 collections publiques de par le monde, est montré en France depuis l’exposition de l’artiste au musée national d'art moderne, à Paris, en 1957.
Le deuxième chapitre, consacré aux œuvres de maturité, de 1963 à 1979, aura lieu à New York en 2025 et le troisième, dédié aux œuvres tardives, de 1980 à 1996, en Asie, en 2026.
Une publication monographique, à paraître en 2025, synthétisera ce tour d’horizon et articulera divers points de vue sur l’œuvre.
Une sculpture à la croissance organique (1947-1962)
Né en 1914, Lynn Chadwick se forme à Londres et, après un long séjour à Paris pour y apprendre le français, pratique le dessin architectural, le design mobilier et textile, avant de devenir pilote pour la Fleet Air Arm durant la Seconde Guerre mondiale. Il entame sa carrière artistique en 1947 avec une série de mobiles suspendus. Fait rare à l’époque, cette modalité implique le mouvement physique, tout en privant la sculpture de sa masse et de ses appuis traditionnels. Ces réalisations de Chadwick sont abstraites, mais déjà riches d’échos naturalistes. Autour de 1951-52, sa sculpture quitte le domaine aérien et, sans pour autant se soumettre à la force gravitaire, semble poser le pied, ou plutôt la pointe du pied, sur le sol ou des socles, parfois sous formes de stabiles articulés et manipulables, mais le plus souvent sous forme de «bêtes» énigmatiques et autres silhouettes humanoïdes et hiératiques, à la tête et aux membres atrophiés. Remarqué sur la scène internationale comme incarnant le renouveau de la sculpture britannique d’après-guerre, Lynn Chadwick reçoit rapidement de nombreuses distinctions, comme le grand prix international de sculpture à la Biennale de Venise, en 1956.
Il déploie durant cette décennie un vocabulaire formel singulier, fondé sur une géométrie acérée de riches effets de matière et des masses portées par des appuis fins à l’apparence précaire, les commentateurs y voient alors une gravité existentialiste propre à une période où l’Angleterre et l’Europe se reconstruisent sur fond des traumas de la Seconde Guerre mondiale. Affirmant que «l’art doit être la manifestation d’une force vitale surgie de l’obscurité», Chadwick s’inscrit alors, en tant que sculpteur et donc en biais, dans la logique picturale de l’automatisme, de l’art informel et de l’expressionnisme abstrait. À ses yeux, la sculpture doit être le fruit d’une approche instinctive et pragmatique, d’une croissance organique, non plus sur la toile, mais dans l’espace de la géométrie et du volume. Prenant le contrepied des courbes souples de son prédécesseur Henry Moore, le jeune sculpteur regarde alors tant le constructiviste Naum Gabo que les réalisations inquiètes de Jacob Epstein ou celles, existentialistes, d’Alberto Giacometti.
Nourri des découvertes récentes de l’architecture et fasciné par les travaux de Charles Darwin, il travaille alors sans répit aux implications sculpturales de l’exosquelette et de la carapace, insectes et autres tortues. En d’autres mots, il opère la remontée, à la surface, de ce que la sculpture dérobe habituellement au regard. Nombre de bronzes, issus de cette logique singulière évoquent des fossiles, écorchés ou privés de leur chair enveloppante ou encore, cette fois par leurs sections et leurs aplats géométriques, des formes allant de l’origami à l’armure médiévale. Quittant Londres au milieu des années 1940, Chadwick installe son atelier dans les Cotswolds, où il acquiert en 1958 le château néo-gothique de Lypiatt et en transforme les espaces intérieurs, délabrés, en un white cube immaculé à même d’accueillir ses œuvres. Il instaure alors un lien profond et durable entre sa pratique et la nature environnante, ses arbres gigantesques, ses reliefs géographiques, sa faune et sa flore. Mêlant le vivant et l’architecture, cet environnement façonné par l’artiste-architecte devient à la fois un écrin et une source pour l’œuvre.
Ces premières années, cruciales, voient apparaître ses premiers motifs récurrents, qui traduisent l’attention que Chadwick porte à l’architecture moderniste, nottament à ses fines structures portantes en métal. Son influence est déjà palpable dans ses mobiles et ses premiers bronzes, entre 1951 et 1962, qui évoquent divers animaux fantastiques, des couples hiératiques à l’apparence d’insectes, des canidés et d’autres silhouettes facettées, toutes tendues par leurs arêtes saillantes. Car ces sculptures sont issues, dans leurs maquettes préparatoires ou models, de la soudure de tiges métalliques. En résultent divers tétraèdres et autres dérivés de base triangulaire, dont l’artiste vient ensuite combler les vides par des petits blocs de pierre ou de charbon et, essentiellement, de la stolite, un mélange industriel de plâtre et de poudre de fer, pour ensuite en traiter les surfaces extérieures à l’aide de divers outils crantés, et créer de puissants effets de matière.
Chadwick crée ses formes de façon instinctive, sans esquisse préparatoire, comme pour les faire s’animer d’une croissance organique propre. Ses créatures hybrides, de leur model ou maquette à leur tirage en bronze, jaillissent non pas du compas et de la règle, mais de la main de l’artiste et de son extension outillée: le chalumeau. Ses dessins à l’encre, représentant ses sculptures, sont intégrés à cette double exposition parisienne. Ils sont remarquables par leur concision et leur vivacité, mais se voient toujours réalisés dans un second temps, après l’exécution, le plus souvent à des fins d’archivage ou de documentation.
L’œuvre de cette première période de l’artiste naît de la synthèse de plusieurs logiques. Chadwick explore alors le biomorphisme ainsi qu’une forme étrange d’hybridation entre l’humain, l’animal, le végétal, la mécanique, et l’architecture. Aussi le thème du couple, qui fait son apparition chez lui et qui sera prépondérant dans le reste de sa carrière, révèle à cette période une dualité androgyne, voire siamoise: au sein d’un duo, chaque figure se voit souvent reliée à l’autre par une excroissance généralement située au niveau de la taille. Cette étrange symbiose organique s’applique également à certaines sculptures figurant un personnage ou un animal seul, qui semblent être, quand on les examine de près, un amalgame de deux corps distincts, la jonction de deux cages thoraciques.
Au IVe siècle av. JC., le philosophe platonicien Xénocrate, se penchant sur la symbolique des triangles, qualifiait d’« humain » le triangle scalène, aux côtés de longueurs inégales–l’équilatéral étant «divin» et l’isocèle, « diabolique ». Cette figure géométrique, à la fois élémentaire et habitée par le mouvement nous paraît, concrètement et métaphoriquement, former le noyau génétique de l’œuvre de Lynn Chadwick et préciser son humanisme. Sous ses extensions modulaires et spatiales que sont le tétraèdre et ses dérivés, ce module irrégulier, et par là-même porteur d’instabilité et d’énergie, sous-tend la vitalité hiératique–un oxymore qui parcourra ensuite l’œuvre tout entier, rappelant incidemment que les scalènes sont également les muscles saillants du cou, responsables de l’articulation tête-corps et de la dynamique posturales–sujet nodal de la sculpture classique, s’il en est.
À cette période séminale de l’œuvre, l’esprit de la géométrie relève chez Chadwick du constructivisme et de l’architecture moderniste. Cet esprit s’incarne à proprement parler dans le corps matériel de la sculpture, et retourne vers le vivant et la réalité naturelle, dont la géométrie même fut initialement déduite. Ainsi, les créatures profondément hybrides et mystérieuses peuplant les extérieurs grandioses de l’hôtel de Sully et les intérieurs épurés de la galerie Perrotin nous renvoient, par leur énergie contenue et leur précarité apparente à notre propre condition de spectateurs, à l’instar des têtes Moaï de l’île de Pâques ou des antiques canidés sculptés de l’île de Délos, gardiens et témoins éternels de l’humanité, qui passionnaient le sculpteur britannique.
(Matthieu Poirier, historien de l’art)