Dans la peinture, il s'établit comme un pont mystérieux entre l'âme des personnages et celle du spectateur.
Eugène Delacroix, Extrait du Journal

Célèbre peintre romantique de la Révolution française, Eugène Delacroix était un homme mondain qui côtoyait de nombreux artistes et intellectuels de son époque.

Il a ainsi peint vers 1838 les portraits de deux de ses amis : le compositeur et pianiste polonais, Frédéric Chopin et la femme de lettres, Amantine Aurore Lucile Dupin dite George Sand qui était alors sa maîtresse. Delacroix avait exécuté ces portraits sur la même toile pour une composition dont le Louvre possède un dessin préparatoire. L'œuvre, dans son intégralité, est restée inachevée à l'atelier de Delacroix jusqu'à la mort de celui-ci.

La toile fut, par la suite, coupée en deux parties distinctes, on en ignore la raison, mais on peut supposer qu’un marchand de tableaux en tira un confortable profit.

On retrouve ainsi le fragment représentant Chopin (45,7 x 37,5 cm) au musée du Louvre à Paris, et celui de George Sand (79 x 57 cm) au musée d’Ordrupgaard à Copenhague.

Les portraits de George Sand et Frédéric Chopin sur les deux tableaux distincts occupent presque tout la surface de la toile. Les détails et indices sur un lieu en particulier n’abondent pas, au contraire, aucun décor n’apparaît ; seul un mur sombre derrière les personnages structure la peinture.

La pauvreté des détails amène à se concentrer sur les personnages. Delacroix, comme l’atteste l’étude du tableau, en avait pourtant rajouté d’essentiels comme une chaise sur laquelle George Sand s’appuyait et le piano du compositeur.

Les deux modèles sont mis en avant par le décor brut du tableau, mais ne se positionnent pas de la même manière : le corps et le visage du compositeur sont de trois-quarts, contrairement à l’écrivain, son corps étant de face et son visage presque de profil.

Delacroix met l’accent sur le visage de Chopin en créant une lumière qui vient frapper celui-ci et révèle son expression : regard déterminé, en réflexion.

À l’opposé, George Sand a le visage en partie caché, masqué par ses cheveux et sa position presque de profil. Ses traits sont moins marqués et le contour du visage est plus flou que celui du musicien. Son regard vers le bas indique qu’elle observe, contemple le travail de celui-ci. Chopin réfléchit, crée, compose ; l’artiste met en scène et nous transmet l’inspiration qu’est en train de trouver le musicien.

Delacroix était passionné par la musique de Chopin, il passait de nombreuses heures à l’écouter composer, et prenait le temps d’observer sa démarche créative, ce qui est parfaitement retranscrit ici. L’artiste était très proche des deux personnages ; ils avaient une relation intellectuelle mais aussi artistique. Cette toile, représentant un moment d’intimité, l’atteste.

Elle met aussi bien en scène la personnalité de Chopin que celle de George Sand et comment leur ami peintre les perçoit.

George Sand et Delacroix entretenaient de longues discussions sur leurs visions de la vie, la culture en général ; il la montre ici pleine de sagesse et de grâce. Chopin lui ne comprenait pas la peinture de l’artiste, la résonnance entre les différents tons de couleur, et ceci induisait de nombreuses conversations sur l’art, des comparaisons entre musique et peinture.

Mais l’œuvre dévoile aussi la complicité entre George Sand et Chopin.

Sur l’étude du tableau, George Sand se positionne à côté du musicien, dans l’intimité de son travail de création, en soutien, elle l’accompagne, le guide. Les doigts de sa main gauche semblent arrêtés, en suspens, comme pour mener ceux du musicien sur le clavier du piano. Son visage baissé, en plus d’observer le travail musical, appuie et encourage celui-ci.

Delacroix rend bien compte du génie créatif, de la beauté de la création, mais aussi de sa muse.
Cette saisie d’un moment précieux de la vie de George Sand et Chopin, mais surtout de l’acte créateur, prend ainsi une dimension hors du temps tout comme le tableau même, inachevé.