« Le pays des chimères est, en ce monde, le seul digne d’être habité »
(Jean-Jacques Rousseau)
C’est un titre qui pourrait se chuchoter comme la rumeur d’un secret de vie ou de mort, ou comme une invocation à dire trois fois pour sentir en soi la ville gronder comme un volcan : Napoletani di Partenope. Parthénope, autre nom que l’on attribue à Naples d’après la sirène [1] à la voix pure, qui, désespérée et humiliée de ne pas avoir réussi à séduire Ulysse, se jeta à la mer pour se noyer et s’échoua non loin de la cité. Changée en rocher elle fait naître une ville riche d’histoires au désordre charmant.
Naples, ville en balancement constant, entre terre et mer, entre sacré et païen, entre richesse et pauvreté, entre amour et haine, rêve et cauchemar. Naples énigmagmatique. Magnétique. Voilà qu’elle se donne en panoramas, qu’elle se laisse surprendre, suspendre, à travers le regard d’un homme qu’elle a bercé et qui en retour a appris à la voir telle qu’elle est. Enfant du pays, Maurizio Leonardi a abordé une dialectique de la ville d’abord sur les traces du pêcheur révolutionnaire du 17ème siècle Masaniello, puis autour des fêtes et traditions populaires propres à la città en entamant un parcours anthropologique avec la chargée de recherche au CNRS Corinne Fortier, pour finalement bifurquer en voie d’une quête personnelle, son propre chemin de croix comme une passion dévorante.
Exposés au Port-Musée de Douarnenez à la manière d’une « fresque napolitaine », 35 tirages argentiques tissent le canevas d’une commedia dell’arte au fil de laquelle la ville revêt ses nombreux visages au détour des rues, des plages, du port, de la mer, des processions, des cérémonies, des maisons… La photo argentique n’en est que plus incarnée, investie et pénétrante. Elle est ici le médium miroir d’un homme qui se reflète dans les scenarii qui régissent la vie des habitants, des habités, des habitués. Leitmotiv d’un enfant tellurique, le noir et blanc, facteur de surprise, semble indissociable des contrastes rebelles et harmonieux qui règnent à Naples.
Regardez-la, c’est elle qui déclame le vers de vérité : Napoletani di Partenope. Elle qui titille, intrigue, s’affirme dans les regards provocants et virils des trois jeunes hommes tatoués et percés dont l’un tient une chaussure à plateforme-talon aiguille dans la main, indice de sa stature de femminiello. Elle défie celui qui ne succomberait pas à la musique que jouent deux musiciens dans la rue tandis que sur le mur une arme est là braquée. Elle invite à la fête, à la danse et au chant, toujours en mouvement dans une folle allégresse.
Elle n’oublie pas les hommes qui l'ont aimée et qui l’ont sanctifiée pour son identité populaire, affranchie et scandaleuse, et des visages connus comme des fantômes gardiens ornent les murs. Elle rappelle aussi toute sa violence contenue, tout son magma de rage et d’infamie qui enflamme les remparts, qui s’encre sur les peaux, qui se porte en toutes lettres sur les t-shirts : CRIMINAL. Elle bénit les marins-pêcheurs qui nourrissent ses enfants.
Elle se fait charnière entre poésie et réalité dans un flou dont elle se drape. L’intrépidité de sa jeunesse se veut gageure de bravoure et moteur de tragique, son équilibre se réclame des funambules ; tout peut vaciller, ou s’envoler. Elle fait entendre le rire qui s’engouffre dans chacune de ses ruelles comme un mugissement coquin et contagieux, puis peu à peu, laisse place au silence qui endort lourdement les âmes dorées par le soleil.
Elle aime à se parer de costumes, de masques, d’animaux et de bijoux clinquants pour jouer un quotidien renouvelé chaque jour ; un homme ainsi, balaye une esplanade en costume du dimanche, un polichinelle revendique son ancrage d’un geste du doigt pointé vers le bas, à la poissonnerie totor o Cuzcar on rencontre un homme à la tête d’espadon, d’autres hommes brandissent leurs butins extraordinaires comme pour nous effrayer malgré une raie qui semble sourire et un poulpe victime de l’entourloupe, une femme se fait un turban d’un serpent et même le mort, squelette immaculé, est mis en scène dans son linceul de mystère.
Elle a choisi la Vierge et l’enfant pour témoins et la magie pour livre. Elle patiente, vertueuse comme une femme de marin, guettant le réveil de son amant ardent le Vésuve pour mieux cueillir le jour.
Napoletani di Partenope, il faut le prononcer encore, et encore tout voir. Ça porte bonheur.
[1] Dans l’antiquité les sirènes étaient des femmes-oiseaux et non des femmes-poissons.