Marcel Duchamp était un grand joueur d’échec : champion de Haute Normandie en 1924 et de nombreuses participations aux championnats de France et aux Olympiades d’échecs avec l’équipe de France.

Il était passionné autant par la forme du jeu, à savoir l’esthétique des pièces, le damier de l’échiquier, le déplacement des pièces dans un cadre donné, que par le fond, la réflexion tacticienne ardue et aboutie.

Les échecs sont aussi bien présents dans sa vie que dans son œuvre, de nombreux travaux ont pour thème ce sport, comme par exemple sa peinture Les Joueurs d’Échecs, réalisée en 1911, exposée au centre Pompidou ou encore Portrait de Joueurs d’Échecs.

Ils n’apparaissent cependant pas seulement dans ses représentations picturales.

Mais alors quel rapport avec l’art ? Duchamp considérait que « si tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes»1.

Lui qui n’a jamais voulu se soumettre à la définition par trop restrictive de l’« artiste », il veut bien la reconnaitre s’agissant du jeu d’échec. Étonnant ? Non, quand on connait son appétence légendaire pour l’ambiguïté.

Même s’il a délaissé un temps l’art pour se consacrer à ce sport, il s’agissait donc toujours de création. Une création, un cheminement, une réflexion de la pensée convoquée pendant et pour le jeu. N’est-ce pas les mêmes circonvolutions de l’esprit qui sont à l’œuvre dans son travail artistique ?

Je pense à son amour pour les jeux de mots que l’on peut retrouver dans son film Anemic Cinema composé de disques qui, en mouvement, créent des effets d’optique et laissent apparaitre des phrases faites de palindromes ou de sens multiples et de contrepets.

Concernant ses fameux ready made, là encore, nous pouvons y voir une belle analogie avec le joueur d’échec qui dessine à partir de pièces blanches et noires déjà existantes. La création n’est plus dans l’acte manuel de l’artiste mais dans son utilisation d’objets déjà existants qu’il met en scène et révèle sous un nouveau jour. Comme dans une partie d’échec, certaines de ses œuvres se décryptent, se dévoilent au fur et à mesure de la partie jouée par le « regardeur ». C’est en effet bel est bien lui qui, depuis Duchamp, fait l’œuvre et alors les pièces du jeu s’assemblent. C’est notamment le cas pour son œuvre testament Étant donné : 1. La chute d’eau, 2. le gaz d’éclairage qu’il a mis 20 ans à réaliser, en secret, alors même qu’il disait avoir abandonné l’art pour… les échecs.

Les cases de l’échiquier sont remplacées par les couches de lecture, les différents éléments composant l’œuvre se décodent les uns après les autres et permettent d’avancer vers le but final : une énigme ! En effet aucun spécialiste de l’œuvre de Duchamp ne s’accorde sur une seule lecture de cette œuvre et de ce qu’elle laisse à voir.

Les énigmes dans l’art, il y en a pléthores chez l’artiste ; des questions sur l’art en général, le rôle de l’artiste et celui du spectateur. Duchamp a donné autant de réponses et de définitions qu’il a fait d’œuvres mais en étant toujours radical. Nous retrouvons bien cet état de pensée qui l’intéressait dans les parties d’échecs, ce jeu de stratégie et de réflexion pure, d’analyse et de choix bien affirmés.

A l’échelle de l’histoire de l’art, Marcel Duchamp a définitivement marqué son temps, et l’art, après lui et depuis lui, continue de jouer. Son humour permettait de dire des choses importantes, sa légèreté apparente dissimulait des questionnements philosophiques profonds et a permis de faire avancer la manière dont on voit la création artistique.

Ainsi, très loin de mettre l’art en échec, il l’a renouvelé et a ouvert des champs de lecture et d’analyse infinis comme autant de combinaisons de pièces de jeu possibles.

Notes

1 Marcel Duchamp, allocution lors du banquet de l'association des échecs de New-York, 1952