On est passé, en moins de vingt-quatre ans, du scepticisme, voire de l’affirmation qu’il serait impossible de vendre en ligne un seul livre, au constat effarant que les plateformes web totalisent annuellement plus d’une vente sur cinq de tous les ouvrages écrits. C’est d’autant plus inquiétant qu’Amazon vient d’être « encouragée » à informer les lecteurs de la publication de textes rédigés par ou avec des outils d’intelligence artificielle. C’est dire l’importance de cette (r)évolution et le risque culturel auquel nous sommes exposés.
Face à la montée du nombre d’œuvres rédigées ou corrigées par des outils ayant recours aux technologies de l’intelligence artificielle, dont le très médiatisé ChatGPT, mais encore Bard ou Llama, la start-up française Librinova a lancé l’année dernière, la première certification « Livre écrit par un humain » afin de garantir l’authenticité humaine derrière la production littéraire.
De nos jours, dans les livres audio, les enregistrements des lecteurs, souvent des acteurs de théâtre ou de cinéma, sont progressivement remplacées par l’IA, qui permet également aux voix de célébrités mortes, de nous lire des récits. Au-delà de la moralité et de l’éthique, et malgré l’absence évidente du consentement des personnes décédées et de l’irrespect envers leurs familles ou leurs proches, cela pose le problème des droits d’auteur et des ayants-droits. Je vous invite à lire sur ce sujet l’article de mon confrère, Bamby Diagne, paru le 21 février 2024 sur Meer : Droits d’auteur. L’intelligence artificielle et l’art.
J’irai même plus loin : si les œuvres d’art créées par l’IA au départ d’œuvres existantes et/ou qui se servent d’artistes vivants ou ayant existés, posent le problème du droit d’auteur (revient-il au développeur du logiciel, à celui qui l’utilise, aux travaux originaux des artistes dont l’outil technologique s’inspire ?), qu’en est-il du droit de propriété d’un individu qui aurait acheté un NFT et qui détiendrait dès lors les droits numériques, de propriété ou autre, sur cette œuvre d'art, lorsqu’elle est un tant soit peu plagiée par ces nouvelles technologies ?
Aussi, en laissant l’IA prendre progressivement notre place, en créant de nouvelles tendances basées sur ce qui plaît et se vend le plus, ne risque-t-on pas de perdre encore davantage tout ce qui fait la richesse de nos diversités culturelles ?
Enfin, de nombreux auteurs peinent à vivre de leurs écrits. Comment vont-ils faire face à cette concurrence déloyale de récits produits par l’intelligence artificielle dont les éditeurs n’auront rien ou pas grand-chose à régler ? Ne risque-t-on pas d’être confronté à une maison d’édition qui utilisera l’IA pour plagier les recettes commerciales de Guillaume Musso ou de Marc Lévy, ou encore, d’emprunter le style de Joanne Rowling pour écrire la suite d’Harry Potter, en partant d’un fils qu’il aurait eu avec Hermione Granger ?
Pour répondre à ce danger, et pour la deuxième année consécutive, un collectif d’une vingtaine d’écrivains et quelques photographes se sont unis pour produire un recueil de nouvelles. C’est à la demande d’un éditeur marseillais indépendant, spécialisé dans la littérature noire et SF, qu’ils ont formé cet improbable « deux fois vingt-deux mains ». L’éditeur The Melmac Cat (esprit noir) a fait le pari, à travers la publication de deux saisons du Cercle des polardeux marseillais et de leurs complices , que pour combattre la bêtise humaine soumise à l’intelligence artificielle, rien ne vaut la force narrative de toutes les différences portées par la plume de chaque écrivain.
Le résultat est époustouflant : près de 600 pages noircies de liberté littéraire, où les auteurs nous font voyager dans toutes les directions, sans contrainte de style, d’effet de mode ni de ligne éditoriale. La force créatrice à l’état pur. Une révolution à la hauteur de celle de 1789, au service des polars. Sous les détonations des armes à feu, au cœur d’une ville tristement célèbre par le nombre de ses morts. Mais cette fois-ci, sans faire couler le sang. Juste l’encre.