Joseph Kosuth est une figure majeure, voir des plus radicales, de l’Art Conceptuel. Après des études d’art, il commence à réaliser des œuvres fondées sur le langage, qu’il explore et interroge.
En 1965 Kosuth réalise One and three chairs, actuellement exposée au Centre Georges Pompidou.
Cette œuvre est issue de la série des Proto-investigations, où Kosuth installe contre un mur lisse et blanc un objet du quotidien, qu’il entoure à sa gauche de sa propre définition issue du dictionnaire et à sa droite de sa propre photo en noir et blanc.
Pour One and three Chairs c’est une chaise qui est au centre de l’œuvre, en tant qu’objet, avec sa propre photographie en noir et blanc, prise dans la position et l’environnement où elle se trouve, il s’agit donc de son image produite par un procédé mécanique. Puis, de l’autre côté, se trouve sa propre définition écrite, en noir sur fond blanc, en deux langues ; française et anglaise car elle est exposée en France (adaptation au lieu), extraite du dictionnaire.
Ce que veut nous montrer Kosuth à travers One and three chairs, c’est sa propre définition de l’art conceptuel, voire de l’art tout court. Il veut interroger l’art, le dépasser, en le représentant différemment. D’ailleurs, il citait très souvent une formule de Malevitch, « L’artiste qui veut porter au-delà des possibilités de la peinture s’oblige à la théorie et à la logique ».
Peu importe l’objet choisi, l’important est de voir ce qu’il est, c'est-à-dire, œuvre d’art grâce à sa valeur tautologique :
Art = Art = Art qui donne ici Chaise (objet) = Chaise (reproduction photo) = Chaise (définition).
D’ailleurs, Kosuth n’utilisera pas que la chaise dans sa série des Proto-Investigations, mais toutes sortes d’objets et de choses, comme une horloge, un miroir, un cactus, une pelle, un marteau, etc.
A travers cette œuvre il évoque aussi la question de la place de l’artiste. En effet, aucune signature n’est présente, la définition est une simple photocopie d’un dictionnaire, agrandie, et la photographie, totalement impersonnelle, n’a même pas été prise par Kosuth. Ce total anonymat est un choix de l’artiste, il se montre émotionnellement détaché de son œuvre afin que chacun puisse en avoir sa propre vision, se l’approprier.
Par son anonymat, Kosuth veut également se placer en opposition à la peinture et la sculpture, pratiques artistiques alors dominantes dans les institutions et ainsi, élargir et interroger les cadres traditionnels des arts plastiques. En utilisant un objet, une photographie et surtout l’écriture, l’artiste réunit trois arts qui se placent en totale contradiction avec la tradition picturale qui domine les musées.
D’ailleurs, pour l’anecdote, quand il fallut démonter One and three chairs, le musée qui possédait l’œuvre ne sut pas où la ranger et ne possédait aucun département d’Art Conceptuel, alors ils décidèrent de la ranger selon la logique du musée, c'est-à-dire, la chaise au département design, la photo au département photographie et la définition à la bibliothèque.
Cela montre bien l’incompréhension des institutions à l’époque, pas si lointaine, face à une telle œuvre qui chamboule tous ses codes.
Nombreuses sont les influences dans cette œuvre. Dans un premier temps, la référence qui semble la plus évidente est celle à Marcel Duchamp et à ses ready made qui questionnent pour la première fois le spectateur et la notion d’art. En 1964, ces œuvres furent rééditées, et cette date correspond comme par hasard à la naissance de l’Art Conceptuel.
One and three chairs, tout comme Fontaine de Duchamp par exemple, nie le caractère unique de l’objet d’art ainsi que la nécessité de l’intervention de la main de l’artiste.
Autre influence possible, celle de René Magritte et de l’œuvre La trahison des images de 1929, où l’artiste nous présente une pipe associée à une légende Ceci n’est pas une pipe. Magritte met en garde le spectateur face au pouvoir des images, le spectateur s’interroge sur la réalité de l’objet.
Quant à Kosuth, lui demande au spectateur, « Est-ce que cette chaise est de l’art ? » ou encore « Qu’est-ce qu’une chaise ?».
Kosuth nous expose en fait un cheminement de la vérité visuelle à la vérité écrite. En agrandissant la chaise, en considérant le texte comme un objet et en mettant en valeur sa plastique et son image visuelle, l’artiste rétablit le primat du signifiant sur le signifié.
Il met ainsi en scène le langage au même titre que n’importe quel matériau révélant la nature linguistique de l’œuvre d’art. La définition dans l’œuvre va plus loin que l’objet, réel, et que la photo, simple image, car englobe tout la signification du mot « chaise ».
L’œuvre est autant l’intention de cette œuvre que l’œuvre matérielle à proprement parler.
L’idée de l’art prend ainsi le pas sur l’objet esthétique. Et cette idée de l’art est linguistique, appartient au domaine des mots qui tentent de la percevoir, de l’expliquer.
L’art est concept, l’art est philosophie.
Kosuth ne s’est pas arrêté là, la série suivante des Investigations est plus radicale encore. L’artiste élimine totalement la représentation physique de l’objet pour ne conserver que la définition linguistique.
Mais alors, si le langage, si la philosophie, remplacent l’art, que reste-t-il à voir ?