Un de mes étudiants étranger m'a confié un jour être également inscrit en Sorbonne en master de linguistique, en complément de ses études musicales professionnelles. Comme la philosophie du langage constitue un domaine qui m'est assez familier, j'en suis venu à l'interroger, en marge des cours que je lui donnais, sur le contenu de l'enseignement qu'il recevait dans cette discipline. À mon grand étonnement, il m'a rapporté la phrase inaugurale de son professeur de linguistique en début de premier semestre. Voici cette phrase, proprement stupéfiante: "Dorénavant, le référent, vous oubliez."
Ma stupéfaction ne relevait pas tant du choc d'une quelconque découverte en la matière, suffisamment renseigné en cet ordre que j'étais depuis longtemps déjà, que du caractère frappant et définitif dans son cynisme laconique de cet aveu relatif à ce qui, en somme, constitue le socle de l'aventure linguistique depuis Ferdinand de Saussure. Ce dernier en effet a cédé au vertige formaliste d'une autonomie tautologique du langage en ne prétendant y voir qu'une superstructure d'interdéfinitions flottant en apesanteur loin de tout socle référentiel.
Cette ignorance de l'arrimage référentiel vaut à la fois pour symptôme de l'état de la pensée et de son rapport au monde à la veille du 20e siècle, et pour acte fondateur d'une discipline qui n'aurait pas pu quitter les rivages de la philosophie, sans passer par-dessus bord cette ancre qui l'y tenait fermement arrimée. Car l'autonomisation de la linguistique par rapport à la philosophie n'est possible qu'à ce prix : passer le monde, c'est-à-dire tout substrat référentiel substantiel, par pertes et profits, sans état d'âme. On retrouvera jusque dans la psychanalyse lacanienne un impact de cet acte fondateur, dans la mesure où Lacan lui-même avait réglé la question du référent en le rabattant sur le signifié, position qui ne résiste pas à un examen épistémologique un tant soit peu approfondi.
Ce processus d'évanescence référentielle n'a été rendu possible en réalité que par l'assèchement formaliste progressif auquel la science a soumis le monde depuis Descartes et Leibnitz. Ce dernier notamment était fasciné par la possibilité de remédier à tout dissensus au sein d'une discussion par une réduction de la pensée à une forme d'algébrisation analytique de son expression, le "Calculus raciocinator", censé mettre un terme au caractère aporétique des confrontations subjectives, soumises au règne problématique de l'opinion. Il imaginait ainsi que lors d’une discussion sur un sujet donné, les interlocuteurs donneraient leur opinion tour à tour, pour qu’au terme de leur exposé il suffise de dire « calculemus! » en soumettant l’ensemble à une mystérieuse machine – dont on imagine à présent à quoi elle pourrait bien ressembler – qui donnerait une réponse indubitable et acceptable par tous 1. Ce pourquoi Leibnitz semble ne pas avoir manifesté suffisamment de recul épistémologique en appelant de ses vœux une telle réduction formaliste du discours concerne le fait que les catégories de signification et de certitude interagissent selon le principe des vases communicants: plus une proposition est certaine, plus elle est vide de signification, et plus elle est féconde dans l'ordre du sens, plus elle requiert d'être traitée avec l'outillage infiniment complexe de la dialectique qui introduit le risque d'une porosité accrue vers le sophisme et l'indécidabilité.
Ce problème a littéralement mis la philosophie occidentale en travail, au sens obstétrical du terme, depuis Socrate et Platon, mais ces deux rives entre lesquelles elle s'est frayé un chemin se sont tendanciellement rapprochées l'une de l'autre, jusqu'à interroger les superstructures mêmes conditionnant toute pensée possible. On voit le cheminement de ce travail spécifique notablement à partir de Kant, puis au travers de la phénoménologie naissante, et les travaux d'Ernst Mach, Maurice Merleau-Ponty, jusqu'à Francisco Varela et Michel Bitbol, pour citer les plus récents, en passant par la réflexion sur le langage exposée dans le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein. Il importe ici de préciser que le statut réel du référent, sur lequel les idéalistes se sont affrontés aux réalistes souvent dans un dialogue de sourds appuyé sur des concepts insatisfaisants car souvent trop réducteurs, ne va pas de soi, il s'en faut de beaucoup. La question ici en jeu est vertigineuse, à dire vrai: il apparaît à l'examen attentif de ce problème que les protagonistes de cet antagonisme gémellaire que sont l'idéalisme d'un côté et le réalisme d'autre part, ne permettent pas d'y apporter une réponse satisfaisante. Elle nécessiterait à elle seule des développements qui n'ont pas leur place ici, mais que j'ai abordés ailleurs en détail 2.
Pour résumer, les deux rives entre lesquelles nous sommes contraints de nous frayer un chemin se présentent ainsi :
1) plus une proposition est certaine plus elle est vide de sens ; plus elle rejette la question du pourquoi pour ne plus répondre qu'à celle du comment, plus sa performativité et donc sa destructivité potentielle sont importantes.
2) plus une proposition est signifiante, plus elle perd en clarté et en certitude et plus elle risque de ne pas avoir de prise performative sur le monde et court le risque de se perdre dans les méandres du sophisme. Je ne m'attarderai pas sur la première de ces deux rives, sur les caractéristiques de laquelle je me suis déjà exprimé dans de précédents articles. Je vais tenter au contraire une incursion dans les terres insuffisamment explorées qui autorisent le langage à parfois se fourvoyer, pour tenter d'esquisser une carte au moins partielle des caveat indispensables que toute pensée dialectique soucieuse de ne pas perdre pied dans les sables mouvants sophistiques doit constamment se remémorer.
Le langage, ce miracle qui permet au réel d'advenir en notre conscience 3, est en tout point semblable à une cuirasse étonnamment ajustée, mais qui porte constitutivement en elle un certain nombre de points faibles, par lesquels elle est menacée de démembrement. Ces points faibles forment autant de creusets ou matrices, dont je me propose d'explorer les plus flagrants. Le plus fondamental de ces points faibles par lesquels le langage peut être dévoyé réside dans le fait qu'il n'y a pas en lui d'autre justification qu'originaire et diachronique à son arrimage référentiel. Autrement dit, le fait de nommer "arbre" un arbre ne tient sa justification que dans le fait qu'il s'agit d'une dénomination qui nous a précédés, et dont l'origine se perd dans la nuit des temps : seul cet ancrage diachronique originaire permet au mot arbre d'échapper à l'arbitraire d'une dénomination fortuite, qui se sera cristallisée de manière distincte dans d'autres creusets linguistiques relevant également pour leur part de cette nécessaire genèse nocturne originaire – ce qui fait que « arbre » se dit « Baum » en allemand, ou « Tree » en anglais, trois mots sans rapport apparent les uns avec les autres.
Si l'on veut être aveugle à cet ancrage racinaire dans l'épaisseur temporelle des origines, on est obligé de conclure avec Ferdinand de Saussure à un caractère arbitraire de la langue, ce qui signe un premier stade de l'éviction de la question du sens. Car le sens c'est ce qui vient de quelque part et se projette ailleurs : le temps est à cet égard le vecteur le plus manifeste du déploiement de cette question du sens. Conclure au caractère arbitraire de la langue c'est la vouer à n'être qu'un code, que le fruit d'une convention comme une autre : à ce prix pourquoi un mot aurait-il plus de prétention qu'aucun autre à désigner telle ou telle chose ? Dès lors, l'attache signifiante reliant un mot à la chose qu'il désigne ayant été fragilisée, il devient possible et presque sans conséquence de se livrer à l'arbitraire des substitutions. Remplacer dans la désignation du réel un mot par un autre, voilà bien une définition fondamentale des mécanismes de la langue de bois, du novapuk, et en dernier ressort du mensonge.
Cependant prétendre réduire la langue à un simple code consiste à ignorer un fait fondamental ayant trait aux conditions de possibilité de l'établissement d'un code : en effet un code est ce qui se décode, c'est-à-dire ce qui se traduit dans un langage constitué et préexistant, soumis pour sa part à cet impératif de la précession originaire que nous avons évoquée. Si le langage n'était qu'un code, son décodage ne pourrait s'effectuer que dans un autre code placé en amont, qui serait contraint à être également pour sa part décodé dans un jeu sans fin d'une quête originaire, similaire à l'ouverture de multiples matriochka emboîtées les unes dans les autres. Ce jeu insensé ne pourrait trouver son terme que dans l'ultime noyau d'un langage originaire référentiellement arrimé, c'est-à-dire incarné : la langue matricielle initiale, celle qui préexiste au sujet, la langue maternelle, infusée en lui dans les brumes encore persistantes des premiers moments de son éveil au monde. Il est important de souligner à ce propos ce point : l'émergence de la conscience subjectale est strictement connexe à l'entrée du jeune enfant dans le langage et conditionnée par elle précisément. Ce qui soumet cette question de l'origine du langage à un établissement duel : un langage véritable préexiste à tout sujet dans un ordre historique et plus encore pré-historique, c'est-à-dire dont l'origine échappe par nature à toute datation ; mais il préexiste aussi au sujet en ce sens qu'il constitue les limbes indispensables à son émergence, de sorte que le sujet réflexif s'éveille en lui en même temps que le langage : corps et langage, ces deux entités qui reposent également sous le dais de l'origine, forment les deux brins organiques de la tresse subjectale. Le sujet réflexif est ainsi innervé de manière inextricable par le langage, qui échappe de ce fait à toute présomption d'arbitraire - arbitraire qui est l'attribut justement d'un sujet délibératif soumis au mirage de l'autoréférentialité, postulant abusivement son autonomisation.
Cette faille la plus fondamentale inscrite au cœur du langage que nous sommes en train d'explorer provient du fait que le réceptacle ou le garant des arrimages référentiels corrects qui lient une langue au monde dont elle est le reflet réside précisément au sein de la conscience vivante d'un sujet vivant et ne peut résider qu'en lui seul : il ne peut en aucun cas être soumis à quelque externalisation que ce soit. Le fantasme d'indexation de la véracité - c'est-à-dire de la conformité d'une proposition (relevant de la catégorie du vrai), à l'effectivité substantielle du monde/du réel (relevant de la catégorie de la vérité) – à l'intérieur d'un système de signes capable de se soutenir de lui-même en étant le garant ultime de cette véracité qui sous-tendait l'utopie leibnitzienne portée par le "Calculus ratiocinator", se trouve de ce fait définitivement invalidé. Affirmer le contraire reviendrait à soutenir l'indistinction entre l'être substantiel référentiel et sa représentation dans les instances du langage, confondre la chose et le mot, prétendre du concept de chien qu'il aboie. Or il y a une faille ontologique béante entre le monde-en-soi, en lequel réside la vérité et les instances représentatives du langage, auxquelles appartiennent en propre la recherche et l'expression de la catégorie du vrai, faille que rien n'est susceptible de jamais combler, hormis le précaire et fragile pont constitué par la conscience d'un sujet incarné. Le sujet incarné, marqué par sa finitude, son incomplétude, sa fragilité et sa mortalité, caractérisé par sa conscience réflexive, voilà le seul et unique gardien en dernier ressort auquel la possibilité de l'expression du vrai, principale caractéristique du langage, puisse se fier. La possibilité de l'expression de la vérité sous les espèces de la catégorie du vrai portée par le langage n'a qu'un gardien : le sujet vivant.
Ces considérations ont une résonance frappante dans un domaine dont la connexité à celui du langage mérite d'être soulignée: l'économie. Tout s'y trouve en effet dédoublé comme dans un jeu d'ombres chinoises, à un détail près, et non des moindres, concernant l'ancrage référentiel visé par la notion de valeur, que l'économie fiduciaire, dès lors qu'elle a mis un terme à l'économie du troc, a volontairement réduit à une forme d'abstraction plus ou moins floue et indéterminée pour servir des desseins souvent peu avouables, qui pour être plus ou moins explicites, n'en étaient pas moins évidents - ceux inscrits dans ce reliquat funeste de notre enracinement initial à l’ordre animal : la prédation et mise en servage d’autrui. Ainsi, dans l'ordre de l'économie, le billet de banque est l'équivalent du signifiant dans l'ordre du langage, sa valeur faciale étant quant à elle une transposition du signifié, le tout pointant vers un arrimage référentiel externe - en l'espèce, ici, si j'ose dire, la valeur -, comme dans tout langage correctement constitué, même si les notions de signifié et de référent restent ici hautement problématiques et leurs désignations respectives imprécises. Il importe donc de fait de définir ce concept de valeur attaché au domaine de l'économie.
La valeur a longtemps été représentée en économie par des métaux précieux, or et argent notamment. Mais là encore il ne s'agissait que d'une représentation et donc d'un signifié de substitution qui ne permettait pas d'atteindre dans son être véritable le référent effectif visé par cette notion. Si l'on veut s'approcher d'une définition pertinente de la notion de valeur, il convient de suivre deux axes principaux: celui du coût et celui du profit. Il est simple d'établir le premier de ces axes : à combien revient la manufacture de tel ou tel objet en terme de temps de travail et de coûts associés, matières premières mises en œuvre, outillage, nourriture et logement des ouvriers, leurs frais annexes, et la marge de leur profit, conçu en terme de rétribution numéraire, si l'on consent qu'ils en aient un. Le deuxième de ces axes, concernant la question du profit, est souvent victime d'un malentendu très préjudiciable à la compréhension exacte de cette notion de valeur.
Pour pouvoir de façon satisfaisante être en mesure d'établir une définition de cette notion qui se tienne enfin sur deux jambes, il faut d'emblée préciser qu'il ne s'agit en aucun cas ici du profit au sens commercial ni même économique du terme, mais au sens anthropologique. Il vise à rétablir cette notion dans sa dimension téléologique : à quoi, en quoi et à qui les fruits de l'activité humaine sont-ils profitables - cette question étant envisagée à son tour suivant un axe double, relativement au producteur bien sûr, mais surtout, ce qui est sans doute moins classique, relativement au destinataire. Pour explorer ce champ, il convient de se pencher sur la grande et fondamentale question qui a toujours accompagné les êtres humains dès l'éveil de leur conscience, rappelée de façon lancinante dans l'œuvre d'un Pierre Legendre, par exemple : quel est le sens et la finalité de notre présence en ce monde ? Il est possible de répondre à cette question en toute raison par un raisonnement philosophique rigoureux, au-delà des actes de foi et des pétitions de principes éthiques, sans grand intérêt dans la mesure où ils ne sont pas en faculté d'atteindre toute personne qui n'y serait déjà pas acquise 4. Que vise donc en dernier ressort ce concept ramifié de profit attaché à la notion de valeur mobilisée par l'économie ?
Il faut impérativement pour cela considérer la notion de valeur en fonction de la finalité vers laquelle elle tend : nous-mêmes, les êtres humains, qui en produisons le concept et qui en sommes les destinataires. Et, de façon concomitante, établir une définition de l'être humain la plus resserrée possible, c'est-à-dire centrée sur l'antique notion de droit naturel. Le mythe grec de Midas a réglé son compte au fantasme d'attribution de la valeur à un quelconque truchement représentatif, en l'occurrence le métal, en nous donnant par là même un précieux indice sur ce dont il est réellement question: ce qui est doté véritablement d'une valeur est ce qui nous permet de persister en notre être et ce faisant de servir la vie qui nous porte – l’or, ça ne se mange pas. La nourriture et le soin, qu'ils aient trait aux fonctions strictement corporelles ou au développement de la sensibilité, de l'intelligence ou de l'esprit remplissent au plus haut degré cette fonction, et seuls ceux qui y pourvoient par leur travail œuvrent à l'établissement et au soutènement de la notion de valeur dans sa substantialité référentielle. Cette définition de la valeur est indépassable et non susceptible de quelconques aménagements. Kant avait déjà clairement établi le cadre axiomatique et axiologique de cette question en énonçant d'une part le deuxième de ses trois impératifs catégoriques dans sa Critique de la raison pratique de 1788 : "Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen", où il apparaît clairement que la personne humaine constitue la finalité au moins partielle de toute action ; d'autre part, en ayant énoncé peu de temps avant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs de 1785 : "Tout a, ou bien un prix ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n'a pas de prix, et donc pas d'équivalent, c'est ce qui possède une dignité."
Ce qui n'apparaît pas dans ce texte, c'est que ce qui a un prix l'a en vertu de la dignité de celui qui le lui a conféré par l'œuvre de ses mains, et que par conséquent toute valeur véritable y compris dans l'ordre économique porte en elle l'empreinte inaugurale de cette dignité. L'établissement d'une valeur représentative physique rare (or, argent) œuvrant, tout en la masquant, comme truchement de la valeur telle que nous venons de la définir est dû au fait qu'une société humaine ne saurait être durablement fondée sur des principes iréniques et doit consentir faute de mieux au caractère tangible d'une telle symbolisation, aussi fruste soit-elle. De par son caractère rare et peu extensible en terme de volume disponible, l'or offre un rapprochement grossier mais suffisamment satisfaisant avec la notion de valeur que nous avons développée plus haut, entée dans l'ordre de la qualité sur la notion de dignité, et non sur celle de quantité. Le fait que sa quantité soit limitée lui permet d'évoquer, certes de manière grossière et imparfaite dans l'ordre matériel de l'avoir, ce qui appartient à l'ordre incommensurable de l'être, dans lequel se tient toute notion légitime et correctement établie de valeur. En effet, l'inextensibilité d'un bien matériel lui confère une valeur normative, c'est-à-dire non susceptible de fluctuer : c'est cela qui explique le recours traditionnel aux métaux précieux pour se garantir d'une extensibilité incontrôlable de la notion de valeur au sein de l'économie – pour se garantir que la notion de valeur ne s'éloigne trop dangereusement de ce qui la définit en dernier recours: la vie humaine et la dignité qui l'accompagne. Fermement établis sur le socle de cette définition de la valeur, certains rouages du dévoiement de l'économie comme arme d'asservissement et de prédation laissent entrevoir leur ressemblance avec ceux qui sont à l'œuvre au sein du langage, qui leur servent de matrice.
Le désarrimage d'une monnaie sur un stock d'or à la valeur assignée garantie par le caractère très faiblement extensible de sa quantité physique disponible constitue l'acte inaugural d'une semblable prédation. En effet dès lors qu'il devient loisible d'imprimer de la monnaie sans que celle-ci soit adossée à un substrat matériel peu extensible quantitativement, comme cela a été le cas le 15 août 1971 avec la fin du Gold Exange Standard - fin de l’indexation du dollar sur l’or -, cela revient à produire la possibilité d'une inflation de valeur représentative, c'est-à-dire symbolique, qui n'est plus adossée à une substantialité référentielle qui en garantit la pertinence. Dans une semblable configuration, en effet, le couple signifiant/signifié formé par le billet de banque et la valeur faciale qui s'y trouve imprimée ne désigne plus aucune valeur substantielle de référence. Le parallèle avec le mensonge est frappant, dans la mesure où ce dernier consiste en la production d'un discours qui ne renvoie à aucune réalité substantielle, ou à une réalité substantielle partielle donnée comme intégrale.
La deuxième matrice du mensonge, un de ces défauts dans la cuirasse portée par le langage, résulte du fait que le sujet vivant incarné est un être immergé dans le temps. J'évoquais à l'instant le sujet comme un fragile pont constitué par la conscience. Cette structure précaire est jetée entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore, entre le passé et le futur, entre l'attestation qu'une permanence vient tempérer l'impermanence, et la certitude acquise que l'impermanence viendra modifier la permanence. C'est ce dernier point qui retiendra toute notre attention. Il concerne ce que l'on a appelé la faculté performative du langage. La rémanence des expériences passées et surmontées, assortie de la construction plus ou moins fruste de chaînes causales présumées, voire, pire encore, de leur systématisation projective, sous la forme d'une croyance en la causalité que Wittgenstein désignait implicitement comme le paradigme de la superstition, c'est-à-dire de la mise en place d'une systématique a priori des inférences, cette rémanence constitue la modalité essentielle de notre projection dans ce qui est à venir.
La langue française porte en elle-même dans la structure de ses conjugaisons un reflet frappant de ce rapport au temps et des promesses relatives qu'il nous permet d'en attendre. Elle ne comporte pas moins de onze déclinaisons relatives du passé, pour quatre du présent, et seulement une et demie du futur - ce que l'on appelle le futur antérieur correspond en effet soit à une des formes du passé, c'est-à-dire à l'expression d'une présomption relative à un passé dont le déploiement ne s'est manifesté que de façon incertaine au présent de l'énonciation ("il aura pris le train suivant..." - sous-entendu: "probablement") soit au terme encore incertain d'une conditionnalité non parvenue à son terme ("A ce stade des opérations, j'aurai achevé cette étape") - ce qui la fait rentrer ici certes au titre d'un futur hypothétique similaire à l'aoriste grec. On ne saurait mieux exprimer que du futur il n'est pour ainsi dire possible que de présumer qu'il sera. Et l'on présume la plupart du temps qu'il sera conforme, de près ou de loin, à la somme des expériences antérieurement vécues, ce qui autorise une attitude plus ou moins audacieuse de préemption à son égard.
En tant que le langage sert à projeter un désir, une intentionnalité ou une volonté devant s'incarner ou se réaliser dans le monde, il permet d'organiser la mise en place d'un certain nombre d'actes plus ou moins nombreux et complexes devant concourir à cette réalisation. Dans la mesure où cette réalisation sera formée de la rencontre entre cette intentionnalité initiale et la résistance du réel, il apparaît rapidement qu'il y a toujours une tension entre la projection performative autorisée par le langage et les fruits qu'elle est en mesure de pouvoir espérer porter dans le monde. L'interstice inévitable de cette dissonance fait que le langage dans sa fonction performative ne peut jamais atteindre absolument l'avenir du réel, et se trouve de fait toujours de quelque manière en porte-à-faux relativement à lui. Si j'annonce ainsi à des amis que je pars demain pour les rejoindre dans la bonne ville de Lyon au volant de ma voiture, et qu'au moment de me mettre en route celle-ci ne démarre pas, je n'aurai effectivement pas menti, mais le réel aura invalidé la préemption relative que je portais sur lui. Or c'est cette résistance du réel à nos tentatives d'arraisonnement qui peut servir de prétexte à une mise en tension plus ou moins légitime, voire perverse du langage, en tant qu'il porte en lui cette faculté de préemption projective sur le monde dans l'ordre temporel. Là se trouve cette autre faille majeure dans l'enceinte qui circonscrit le langage et autorise son bon usage, c'est-à-dire son adéquation au réel.
Le lieu le plus manifeste d'un franchissement transgressif systémique et abusif de cette faille se trouve être à nouveau l'économie, cette discipline en tout point similaire dans sa structure au langage, dont elle constitue une sorte d'ombre portée sur le monde, comme nous l'avons vu plus haut. Par son vocabulaire idiomatique, l'économie nous permet d'ailleurs d'accéder à de précieux renseignements sur la nature même de certains aspects du langage et des structures de soutènement qui en forment l'ossature. Le crédit, la finance, la fiducie, entre autres éléments du vocabulaire économique, font respectivement référence au domaine de la croyance, de l'accomplissement, de la foi. Lorsque je contracte un crédit auprès d'un prêteur, il met à ma disposition des fonds en dernier recours sur la seule croyance - le crédit qu'il me fait, précisément - que je le rembourserai un jour. À tel point qu'il serait plus pertinent de considérer que le point nodal dans ce type de transaction ne porte pas tant sur l'argent prêté que sur la croyance qu'il sera restitué. Lorsqu'un banquier finance un projet, il témoigne de la confiance en l'achèvement de ce projet, le fait de le mener à sa fin, achèvement caractérisé par sa viabilité économique qui lui permettra de rentrer dans ses fonds. Le mot fiducie, quant à lui, est directement construit à partir du latin fides, la foi. Pourquoi faut-il que la croyance et la foi soient à ce point impliquées dans la chose économique? Parce que cette dernière concerne spécifiquement l'ordre de cette inscription temporelle dans le monde qui nous autorise à un certain degré une préemption sur le réel.
Nous engageons en effet tel ou tel projet dans la foi postulée que nous serons en mesure de le mener à bien, et que le déploiement futur de notre travail autorisera une création de valeur qui permettra à celui qui nous a prêté des fonds de rentrer dans son bien et d'en vivre. La fonction performative du langage constitue la première arche du pont qui nous permettra de construire un avenir projeté plus ou moins maîtrisé. Ce faisant elle constitue un pari sur la permanence de notre être au monde, sur l'étendue de notre volonté et de nos forces et sur la plus ou moins grande bénévolence de la contingence qui nous autorisera à mener notre projet à son terme. Or, lorsque l'on parie, il existe toujours la possibilité de l'échec. L'usage pervers et transgressif de ces propriétés, qui constitue la principale tentation à laquelle l'économie est confrontée, consiste à abuser de la confiance et de la foi portées en dernier ressort à la vie et à ses facultés de déploiement en les détournant à des fins cyniques, tacites et court-termistes. C'est exactement la définition de l'escroquerie. Emprunter dans le dessein de ne jamais rembourser, ou dans la certitude acquise par un quelconque délit d'initié de la dévaluation à venir d'une monnaie sont deux exemples parmi d'autres de ce type d'abus de confiance. Le désarrimage de la monnaie sur un métal précieux en charge de la fonction que nous avons analysée plus haut, comme cela a été le cas du dollar en 1971, vient peser de manière particulièrement délétère sur la transposition à l’économie des facultés préemptives propres au langage, c’est-à-dire sur la possibilité même d’un monde commun : soit il présuppose la mise en coupe réglée future de l’humanité, à laquelle il ne donne plus comme horizon qu’un servage infini, destiné à abonder une valeur projective sans limites ; soit il s’attaque à l’essence même du tissu des relations humaines acceptables, fondées sur une reconnaissance mutuelle d’une commune dignité : la confiance, sans laquelle aucune vie véritable, c’est-à-dire fondée sur la relation, n’est possible.
On voit, par l'exploration de ces deux aspects du langage que sont la fragile liaison qu'entretient le couple signifiant/signifié avec le référent d'une part et l'immersion problématique dans le temps du langage d'autre part, la liaison organique et structurelle qu'il entretient avec une discipline apparemment si distincte et éloignée de lui que l'économie. Le noyau constitutif de cet appariement et des failles profondes qu'il révèle réside dans l'irréductibilité de notre conscience de sujets, conditionnée par le fait qu'elle est et ne peut être qu'une conscience incarnée, c'est-à-dire faillible, précaire, partielle et en définitive mortelle. Les promesses exorbitantes d'externalisation hors de la conscience et de sanctuarisation du réel et de la vérité au sein de l'abri fantasmatique de leur formalisation mathématisée portées par une science devenue ivre d'elle-même, véritable religion de substitution par temps de disette métaphysique, résulte de ce que Freud avait désigné par pulsion de mort, cette fatigue existentielle, cette envie d'en finir avec l'incertitude et le stress cognitif constant auxquels la complexité du monde sans cesse nous soumet. Une telle illusion d’externalisation, une fois à terre, nous permet d'ouvrir les yeux jusqu'à l'avènement de la prochaine idole – idoles qui depuis la mort de Dieu nous font la grâce d'apparaître sous la forme plus sophistiquée des idéologies 5- qui ne manquera pas d'arriver à son heure, tant cette fatigue existentielle évoquée à l'instant constitue un invariant anthropologique indépassable : le soutènement du réel et de la vérité est un travail éreintant, sans cesse à reconduire dans l'épaisseur temporelle dans laquelle notre existence est enchâssée. Et, comme nous l'avons vu, ce soutènement du réel et de la vérité ne peut en aucun cas faire abstraction de l'horizon éthique qui en forme d'une façon indépassable le cadre. Au point que l'on peut affirmer que dans le cas contraire réel et vérité deviennent des concepts vides : sans la figure de l'autre, notre semblable, et la dignité qui s'attache à lui, - et il ne s'agit pas ici d'une question rhétorique, mais d'une interrogation des plus fondamentales qui défie la raison - que pourraient-ils en effet prétendre représenter ?
Notes
1 On voit que son rêve prend à présent les contours d’une inquiétante réalité, la prétendue « intelligence artificielle » étant sollicitée dans des domaines aussi sensibles que la médecine ou le droit.
2 J'ai tenté de donner une approche de cette question dans l'article "Conscience et perception, une analyse de la fonction distinctive du langage", où ce problème du statut extrêmement délicat du référent est abordé.
3 pour rappel, j'appelle réel la catégorie qui résulte du tressage entre le monde en soi et nos facultés cognitives distinctives.
4 J'ai tenté de me plier à cet exercice notamment dans l'article "Pourquoi le soleil tourne autour de la Terre - pour une téléologie critique de la connaissance", publié dans ces colonnes.
5 Il est intéressant de noter ici que les étymologies des mots idole, idée et idéologie sont très voisines et désignent la forme, l'apparence, l'aspect (ἰδέα: forme visible ou distinctive, aspect, issu de εῖδον « voir » ; είδωλον : image, fantôme, issu de εῖδος, « forme, apparence ») En un mot, ce qui relève de la perception et de la construction représentative, qui devient destructrice lorsqu'elle prétend se substituer au réel lui-même.