Ce matin, je me suis réveillée bien avant que le premier rayon de soleil ne traverse mon volet. Aujourd’hui, c’est le premier jour du reste de ma vie. J’entends des chuchotements et des petits pas de souris dans le couloir. J’esquisse un sourire, en fermant les yeux, je fais semblant d’être plongée dans un profond sommeil. Tellement prévisible, la porte de ma chambre s’ouvre, deux bêtes sauvages se jettent sur moi en hurlant de joie :
— Happy birthday, Mère. You are 50 today !
Je bondis sur mes jambes, brandis mon bras en l’air, et le poing levé, je m’exclame :
— 50 is the new 30 !
Lou et Jolie s’écroulent de rire et se joignent à ma folie. Nous sautons sur mon matelas à ressorts, effet trampoline garanti. Je suis une maman célibataire. Nous c’est une pour toutes et toutes pour une. Pourquoi est-ce que j’affirme que la cinquantaine c’est la nouvelle trentaine ? Est-ce que je refuse de vieillir, ou suis-je à la recherche de ma jeunesse perdue ? Point du tout. C’est juste parce que j’aime le chiffre 30. Je pouvais choisir n’importe quel autre nombre, par exemple 36, qui est un très bon chiffre. À l’aube de mes 50 ans, je réalise que vieillir est un privilège qui n’est pas accessible à tout le monde. Je suis heureuse d’avoir 50 ans. Un demi-siècle. Cinq décennies. 18 250 jours ! Jolie me tend un paquet joliment emballé dans un papier de riz chinois fait-maison.
— Mère, nous avons fabriqué un cadeau pour toi.
Je déchire l’emballage.
— Oh, un cadre en pâte à sel, et une photo… Je fais une pause, prends une profonde respiration, avant de poursuivre.
— Une photo de mes parents et moi à notre arrivée en Belgique.
Je sens que mes yeux commencent à me piquer.
— Tu aimes la photo que l’on a choisie ? Lou, 13 ans, 1,76 m de douceur se glisse entre mes bras.
Je fais signe affirmatif de la tête et la rapproche plus près de mon visage. Ma vue a baissé, elle est en harmonie avec mon nouvel âge. Quarante ans se sont écoulés en un battement de cils. Ma famille et moi venions d’arriver à Bruxelles comme réfugiés politiques. La Belgique nous avait attribué un logement social, à côté de la gare du Nord. De ma fenêtre, en tendant le bras, j’aurais presque pu toucher les trains. Sur cette photo, prise devant notre nouvelle demeure, je posais fièrement avec mes parents. C’était l’hiver. Et je portais des tongs made in Vietnam. Le froid sciait mes pieds comme la scie d’un bûcheron. Et pourtant, je ne m’étais jamais plainte, car je savais que mes parents étaient plus pauvres que pauvres. Ils avaient à peine de quoi payer les courses. Je ne leur réclamais ni vêtements ni jouets. Toutes ces choses nous étaient inaccessibles. Papa se tenait droit, comme s’il était encore un mandarin à la cour impériale alors qu’il était devenu plongeur dans un fast-food grec, près de la Grand-Place. Maman, fidèle à elle-même, affichait un sourire discret, mais si élégant. D’un côté, elle tenait le caddy et de l’autre, gardait ma main bien dans la sienne. Elle avait mon âge d’aujourd’hui. A 50 ans, ma mère commençait une nouvelle vie dans un pays culturellement si différent du sien. Elle ne parlait que le vietnamien, alors qu’à Bruxelles, pour n’importe quel travail, il fallait être bilingue : français et néerlandais. J’ignore où elle avait puisé ses forces pour réussir à faire de moi la femme indépendante que je suis devenue. Ma mère était le tronc généreux d’un arbre sur lequel j’ai poussé. J’aimerais que, de mes branches, poussent les plus rares des fleurs.
Allongées sur le lit, serrées l’une contre l’autre, nous fixons la photo.
— Lorsque vous ne savez pas où vous allez, regardez d’où vous venez dis-je à mes filles. Faisons un selfie ! Et vous le montrerez à vos enfants.
Nous prenons des poses comme des stars, bisous par-ci, grimaces par-là. Dehors, le soleil brille. Une nouvelle journée commence avec les éclats de nos rires résonnant sur les toits de Paris.