De nombreuses positions philosophiques sont associées au problème corps-esprit1. La classification la plus courante, en philosophie de l’esprit d’obédience analytique, distingue entre les positions monistes, matérialistes ou physicalistes et les positions dualistes. Mais pour être plus complet dans cette présentation, il convient de signaler des positions considérées par cette tradition comme archaïques : le monisme neutre et les monismes idéalistes.

Les positions monistes matérialistes avancent qu’il y a un seul type d’être dans la nature, le type physique ou matière, et que tout le reste, y compris les phénomènes mentaux et la conscience, en est un trait émergent, voire un épiphénomène. Le néo-réalisme et le panpsychisme entrent dans cette catégorie.

Le dualisme prend deux principales formes : le dualisme des substances et le dualisme des propriétés. Pour le dualisme des substances, l'esprit et le corps sont deux substances différentes, tandis que pour le dualisme des propriétés, il n'y a qu'une seule substance physique, mais les propriétés mentales des sujets ne peuvent être réduites à leurs propriétés physiques. D’après le réductionnisme physicaliste, les propriétés mentales peuvent être identifiées à des propriétés physiques ou peuvent être formulées en termes de propriétés physiques.

Au cours des dernières décennies, certains philosophes ont soutenu que les neurosciences modernes avaient déjà apporté une réponse à cette question : les états mentaux ne sont rien d'autre que des états neuronaux, et nous pouvons parler de phénomènes mentaux à l'aide d'un vocabulaire physique sans perte de sens ou de référence.

Les fondateurs de ce que l'on appelle la « Neurophilosophie », Patricia et Paul Churchland, ont été parmi les plus célèbres défenseurs de cette position, même si leur point de vue oscillait entre le réductionnisme et l'éliminativisme, ce dernier point de vue étant que l’esprit (ou certains de ses aspects) est une construction préscientifique qui n'aura pas sa place dans la compréhension scientifique du monde une fois que nous disposerons d'une neuroscience pleinement développée. (Churchland, 1988)

Cette forme de réductionnisme s'appuie sur des données empiriques très détaillées concernant la relation entre certains états psychologiques et les états cérébraux ou la manière dont les processus neuronaux génèrent le comportement.

Leurs arguments prennent pour prémisse l’analyse conceptuelle des états mentaux afin de déterminer qu’ils peuvent être réduits à des états physiques. Les états neuronaux constituent la base de cette réduction.

D'autre part, le type de réductionnisme qui nous intéresse ici part du principe que la science a prouvé l'identité entre l'esprit et le cerveau. Cependant, les preuves scientifiques ne règlent pas la question philosophique. Quelle que soit la cartographie détaillée et directe que les neurosciences établissent entre les états mentaux et les états neuronaux, de nombreuses options restent possibles pour que nous ne puissions proclamer que les processus mentaux ont été réduits aux processus cérébraux.

Le premier obstacle est que la corrélation ne signifie pas identité, et le réductionnisme doit répondre aux arguments selon lesquels la relation est mieux expliquée en tant que corrélation. L'argument le plus important et le plus répandu que l’on peut invoquer ici affirme que la réduction des phénomènes mentaux aux phénomènes physiques n'a pas de sens, pour des raisons conceptuelles ou logiques.

Un phénomène décrit par une description physique ne peut tout simplement pas être identique à un phénomène mental, car les phénomènes mentaux présentent certaines caractéristiques que la description physique ne permet pas de saisir. Ceci reste vrai même si les philosophes antiréductionnistes ne s'accordent pas sur la nature de ces caractéristiques. Certains affirment qu'il s'agit d'un aspect subjectif, la sensation, tandis que d'autres affirment qu'il s'agit de l'intentionnalité.

En tout état de cause, il existe une disparité entre l’explication physique et l’état mental tel qu’il est réellement vécu par le sujet. Cette disparité est appelée « fossé explicatif » : une réduction réussie, affirme-t-on, devrait non seulement nous indiquer une identité basée sur l'observation d'une corrélation entre l'occurrence d'états mentaux et neuronaux, mais aussi nous faire comprendre comment il est possible que tel ou tel état mental puisse constituer l'expérience de la couleur rouge (Levine, 1983).

Un autre argument antiréductionniste très différent, un argument behavioriste, est l'argument selon lequel l'esprit ne peut pas être le cerveau parce que les termes mentaux ne se réfèrent pas strictement à des états ou à des processus, mais à des dispositions à se comporter, et qu'il n'est pas logique d'identifier une disposition avec un état ou un processus (Ryle, 1949).

Bien entendu, les philosophes ont des réponses à ces défis. Certains affirment que l’identité ne nécessite pas d'explication (Block & Stalnaker, 1999), d'autres tentent d'analyser les phénomènes mentaux à l'aide d'un vocabulaire neutre (vocabulaire commun à la terminologie physique et mentale, tel que le vocabulaire des phénomènes ontologiques fondamentaux comme la causalité).

L'approche a été popularisée par Smart (1959) et de nombreuses analyses causales-informationnelles des phénomènes mentaux peuvent être considérées comme une continuation de cette stratégie. Pour donner un exemple plus spécifique, certains philosophes comme Millikan, analysent les états mentaux comme des indicateurs naturels, par exemple, « penser à X », c'est être dans un état qui a pour fonction d'indiquer la présence de X. Dans le cas des humains, il s'agit donc d'un état cérébral qui a acquis la fonction biologique de signaler la présence de X à travers l'interaction de l'organisme avec son environnement (Millikan, 1984).

Le pluralisme africain

On rencontre également des approches qui se veulent innovantes dans la littérature philosophique africaine. La conception pluraliste du composé humain, peut-elle aider à la résolution de ce problème ? Soulignons d’entrée de jeu que le schéma pluraliste n’est pas l’unique approche du problème dans la littérature africaine.

Comme le dit Grivas Muchineripi Kayange (2021) dans la philosophie africaine en général, les développements dominants sur le problème corps-esprit peuvent être classés, soit dans la catégorie du dualisme, soit dans celle du quasi-physicalisme.

Par exemple, le dualisme est clairement assumé dans l'étude que nous propose Gyekye (1992) sur la conception de la personne chez les Akan. Gyekye ne s’en cache d’ailleurs pas lorsqu’il écrit : La conception Akan de la personne, d'après mon analyse, est à la fois dualiste et interactionniste. Il me semble qu'un dualisme psychophysique interactionniste est une doctrine réaliste (Gyerkye 1992, 86 ; Kayange 2021,157).

Par contre, le concept de quasi-physicalisme se trouve chez Kwasi Wiredu (1987), qui représente le point de vue selon lequel il existe des objets quasi-physiques et considère le sujet humain comme ayant à la fois cette composante et la composante purement physique.

Contrairement à la classification de Grivas Muchineripi Kayange, le dualisme et le quasi-physicalisme sont loin d’épuiser les différentes approches du problème dans la littérature africaine. Teffo et Roux (2002) affirment en ce sens que, selon les Yorubas du Nigeria, une personne possède plus de deux éléments constitutifs. En général, on s'accorde à dire qu'une personne est plus qu'un corps ; il existe une dimension immatérielle de la personne humaine. La relation entre le corps et cette dimension immatérielle constitue ce que certains qualifient de dualisme.

Un autre point de vue très répandu chez les Africains est que l'homme est tridimensionnel (conception triadique), constitué du corps, de l'âme et du cœur. La troisième dimension, le cœur, serait la plus importante parce qu’elle est l'élément central dans la constitution d'une personne. Selon Segun (1998, 150), les Yorubas appellent cet élément « okán » et le définissent comme l'organe physique responsable de la circulation du sang. Il est également conçu comme la source des réactions émotionnelles et psychiques.

D’autres traditions accordent quatre, voire cinq dimensions à la personne. Dans son texte, Meinrad Hebga (1998) présente un tableau dans lequel les peuples Bassaa, Duala et Ewondo du Cameroun se représentent l’homme comme étant composé de quatre instances : le corps, le souffle, l’ombre et le cœur.

La vision triadique de Pierre Meinrad Hebga

Le philosophe camerounais Meinrad Hebga2 (1998) voit dans « l’écueil du chosisme » et « l’idée d’un agrégat d’éléments », la cause des difficultés liées à la résolution du problème corps-esprit. Il écrit à cet effet :

En préférant l’image de niveau à toute autre, on a voulu écarter l’idée d’un agrégat d’éléments ainsi que le schéma classique ‘‘contenant matériel et contenu spirituel’’ qui impliquerait une juxtaposition d’éléments, une localisation chosiste. En même temps, on veut entendre que chaque instance n’est pas une partie de la personne, mais la personne tout entière perçue sous un angle particulier.
(Hegba 1998, 92)

L’erreur du chosisme consiste précisément, nous dit Hebga, à poser la dualité de la matière et de l’esprit, considérés comme des substrats différents. Cette erreur est d’autant plus difficile à dénicher qu’elle procède d’une illusion transcendantale qui l’a plongée dans l’épaisseur du réel et solidement ancrée dans nos habitudes de pensée puis dans l’imagerie utilisée par le langage usuel. En clair, Hebga considère que le caractère insoluble du problème corps-esprit provient de la perspective dualiste et méréologique qui prédomine dans la tradition occidentale.

À l’opposé, notre auteur veut promouvoir les vertus d’une approche pluraliste inspirée de l’anthropologie africaine, mais aussi présente dans les sagesses hindouistes, comme c’est le cas avec la psychologie soufiste (conception heptatomique du composé humain). Plus précisément, le philosophe camerounais propose une conception triadique qui reconnait trois instances à la personne : le corps, le souffle et l’ombre :

Il est clair que nous en avons une saisie différenciée, puisque leurs concepts sont distincts. À chaque instance correspond une représentation propre : le corps c’est la personne comme épiphanie du sujet, comme livrée à la perception sensible. Le souffle, au sens où nous l’avons décrit, c’est la même personne en tant que douée de vie, l’ombre, la personne considérée sous l’angle de l’agilité, de la subtilité ou, selon l’expression reçue, de la spiritualité.
(Hegba 1998, 149)

Dans ce qui suit, nous allons nous intéresser à la teneur philosophique réelle d’une telle approche et à la valeur qu’il faut lui accorder. Faut-il considérer que cette approche qui se fonde sur l’anthropologie africaine permet de résoudre cette épineuse question philosophique ? Pour nous permettre d’esquisser une réponse à cette question, il nous semble convenable de préciser comment la question philosophique se pose aujourd’hui et quelles thèses et présuppositions cette formulation implique.

Ces différentes approches s’appuient sur les données ethnographiques et linguistiques pour formuler de façon philosophique les représentations de la personne et du composé humain qui se dégagent des traditions africaines.

L’approche de Meinrad Hebga est différente et beaucoup plus originale sur le plan philosophique. Elle ne fait pas l’économie des progrès scientifiques en se réfugiant derrière une tradition quelconque. Bien au contraire, elle se fonde sur l’évolution des connaissances scientifiques pour proposer un système articulé de manière cohérente et compréhensive. Empruntons à E. Malolo Dissake les mots pour décrire l’enjeu de l’entreprise hebgaienne :

Les mots de Hebga sont ici clairs et le programme ambitieux. Il s’agit, avoue-t-il, d’une entreprise de réhabilitation des croyances africaines visant à mettre fin à l’aliénation trop bien acceptée et qui aboutit à l’abandon sans contrepartie de nos manières de voir le monde. Cette entreprise se veut donc « archéologique » et a pour but avoué de connaître l’Afrique de l’intérieur pour ne pas en parler avec la superficialité de l’autre et, corollairement, mettre en minorité des discours qui la rabaissent parce qu’ils n’y comprennent rien. Derrière cette raison générale se cache la demande d’une lecture et d’une approche africaines de la philosophie, qui ne se proclame pas sectaire, avoue volontiers ses emprunts à l’Occident, même si elle insiste pour ne pas se tromper d’objectif.
(Malolo Discale 2007, 6-9)

Le problème principal du philosophe camerounais est donc d’être capable de tenir un discours rationnel sur les phénomènes paranormaux (lévitation, multilocation, apparitions, etc.), réputés irrationnels mais dont la réalité est couramment attestée dans les sociétés africaines.

Pour ce faire, Hebga passe en revue les principales conceptions de la personne tant dans la tradition occidentale qu’africaine, pour en tirer des comparaisons et des synthèses qui vont alimenter sa propre pensée. Sont ainsi revisités les dualismes de Platon et Aristote (chap. 1), de Saint Thomas et Descartes (chap. 2) et Bergson (chap. 3). L’idée est de montrer les apories auxquelles ces approches tout comme les approches physicalistes ont abouti.

À la suite de ce tour d’horizon, notre philosophe va se pencher sur l’anthropologie africaine dont la spécificité est de reposer sur un schéma pluraliste du composé humain. Comme nous l’avons souligné plus haut, les instances de la personne sont en nombre variable selon les différentes traditions culturelles africaines.

Cependant, l’auteur affirme que trois d’entre elles peuvent être regardées comme constituant un fonds commun, le corps, le souffle et l’ombre (Hegba 1998, 95) :

  • Le corps est la face extérieure de l’homme ; il est toute la personne en tant que tombant sous les sens. À ce titre, il est une fonction de la personne, de la sensibilité, de l’ouverture au monde. Il est « une abstraction, c’est-à-dire un être considéré indépendamment de ses conditions concrètes d’existence. C’est un point de vue, une perspective que l’autre prend sur moi, sur la personne que je suis : ce n’est donc pas un en-soi, mais un pour-autrui » (105).

  • Le souffle est la fonction de la vie, de la persévérance dans la durée qui se manifeste de diverses manières : nutrition, croissance, reproduction, déplacement, etc. C’est ensuite la sensibilité ou l’aptitude à réagir à des excitations internes et externes. C’est enfin, à un certain seuil de l’évolution du cerveau, l’intelligence, c’est-à-dire la capacité à saisir des rapports et à s’organiser. En un mot, « le souffle est la personne tout entière considérée sous l’angle de la vie » (110) ; il « ne remplace pas le corps, mais coexiste avec lui » (111).

  • L’ombre est le double. L’ombre interne, à distinguer de l’ombre portée ou image silhouettée du corps, est la personne vue sous l’angle de la mobilité, de la maitrise de l’espace, de ce qu’on nomme immatérialité ou spiritualité, c’est-à-dire, en fait, du passage à la limite de la matérialité : c’est l’homme en tant qu’il échappe à la pesanteur ou à la saisie par les sens (113).

On le voit, le schéma triadique proposé ici repose sur le rejet du premier principe de notre présentation du problème corps-esprit, à savoir le principe de la distinction à établir entre les états mentaux et les états physiques ou, pour utiliser un langage qui est plus proche de celui dont il se sert dans son ouvrage, la distinction entre le corps et l’esprit, la matière et l’esprit.

Hebga nous propose une conception de la personne fondée sur la coprésence intrapersonnelle et une unité pluraliste en lieu et place d’un dualisme tel qu’on le rencontre chez Platon ou de l’approche hylémorphique d’Aristote. Il écrit :

Si la coprésence interpersonnelle évoque l’idée d’un réseau de sujets vaste comme l’espèce humaine, de sujets structurellement constitués comme des relations subsistantes, la coprésence intrapersonnelle, quant à elle, évoque l’idée d’une constellation d’instances, de structure également relationnelle, dont l’unité résulte, non d’une juxtaposition, ni d’une fusion d’éléments, mais de la tension, du dynamisme que sont les relations elles-mêmes.
(Hebga, 1998, 148)

Ce faisant, Meinrad Hebga se propose de « dépasser l’opposition union substantielle-union accidentelle et de fonder une approche relationnelle du composé humain ». La personne n’est pas un agrégat d’éléments distincts (corps ou matière et esprit). Car les instances qui la composent ne sont pas des substances, la subsistance de chacune n’étant que virtuelle si on les prend séparément : il s’agit de constituants essentiellement relationnels. Enfin, chacune d’entre elles représente, à un certain point de vue. la personne tout entière :

Si nous nous plaçons au niveau de l’être, il faut dire que chaque instance est un esse-ad, une relation virtuellement subsistante, la subsistance actuelle n’étant affirmée que du sujet comme unité. S’agissant de l’être il faut, pour que l’unité de la personne soit possible, admettre l’intériorité réciproque des instances, ainsi que leur circumincession.
(Hegba 1998, 149)

Cette anthropologie ne se pose donc pas la question de l’union de l’âme et du corps. L’homme est corps, ombre et souffle (140). L’auteur introduit le concept de « circumincession » emprunté à la théologie thomiste pour fonder l’unité pluraliste de la personne. Ce néologisme signifie « déplacement ensemble ». Appliqué à la personne, il signifie que « les constituants de la personne jouissent d’une certaine intériorité réciproque, en sorte que la présence de chacune implique celle des autres » (142). La circumincession donne tout son sens à la coprésence intrapersonnelle, c’est-à-dire à la « coprésence des instances ou constituants à l’intérieur même de l’individu ».

Cette approche du composé humain perdrait toute sa cohérence si elle ne s’adossait pas sur une métaphysique de la matière bien précise. Comme nous l’avons déjà souligné, celle-ci a pour ambition de s’éloigner de ce que l’auteur appelle « l’écueil du chosisme », c’est-à-dire la tendance à considérer que la réalité est constituée de « choses » ou substances.

Les conceptions traditionnelles de la matière (monisme matérialiste, idéalisme et dualisme) n’échappent pas à cette illusion. Pourtant, un tour d’horizon des différentes notions de la matière développées par les sciences et notamment les sciences physiques permet d’assister à une déchosification ou dématérialisation progressive de la matière. L’évolution des idées en physique (l’auteur s’appuie ici sur Einstein et Infeld, 1938), la théorie relationnelle de la matière développée dans l’énergétique générale de Pearson, les explications de Gaston Bachelard et de Jean Largeault seront mises à contribution pour justifier une métaphysique de la matière comme énergie.

Cette métaphysique va fournir le socle de la théorie épiphanique du corps développée plus haut. L’énergie est définie comme « l’étoffe des instances de la personne » (169) : le corps n’est rien d’autre que de l’énergie condensée, tandis que le souffle et l’ombre sont représentés comme des états d’excitation du champ électromagnétique.

La vision triadique de l’homme permet-elle de résoudre le problème corps-esprit ?

Quelle valeur accorder à cette vision du composé humain du point de vue philosophique ? Son auteur, nous l’avons dit, voit dans l’écueil du chosisme la raison du caractère insoluble du problème corps-esprit. Pour éviter le chosisme et se donner une chance d’éclairer tant ce problème que celui que pose à la raison les phénomènes paranormaux, il va se tourner vers une vision relationnelle de la personne et du composé humain.

Cette vision, il faut le reconnaitre, présente un certain nombre d’avantages sur le plan pragmatique, parce qu’elle favorise la formulation d’un discours cohérent sur ces phénomènes. Notre auteur va d’ailleurs consacrer une bonne partie de son texte à montrer comment sa reconstruction théorique permet le traitement rationnel des phénomènes tels que la lévitation, la multilocation, les apparitions, et les visions (Chap.10) ; l’action à distance et les problèmes de causalité (Chap. 11) ; les agressions sexuelles d’êtres dits incorporels (Chap.12) ; les métamorphoses d’hommes en animaux (Chap. 13) ; le cannibalisme mystique (Chap. 14) ; les forçats de l’au-delà ou kon (Chap. 15).

Mais au-delà de cet aspect pragmatique, que pouvons-nous penser de la reconstruction théorique proposée ? Rappelons en le citant, l’un des objectifs que l’auteur s’est assigné :

Je dis et répète que ma réflexion métaphysique ne vise pas à confirmer la vérité objective, existentielle, physique des phénomènes paranormaux. Je prétends me limiter à établir la rationalité, c’est-à-dire la cohérence logique du discours les concernant, mais il est évident que par-delà cette structure logique du discours, je m’aventure à dégager la possibilité théorique ou conceptuelle de tel ou tel phénomène particulier, ne fût-ce qu’indirectement en réfutant les arguments qui militent contre cette possibilité.
(Hebga 1998, 11)

Comme on le voit, la position adoptée et l’argument développé par Hebga suscitent des interrogations. Une première tient au fait que la question ontologique (celle de savoir si les phénomènes paranormaux existent vraiment) et qu’il nomme encore la question de l’objectivité (20) ne semble pas l’intéresser.

Mais outre le fait que, selon lui, cette question demeure ouverte, le traitement accordé à ces phénomènes dans les six chapitres de l’ouvrage que nous venons de citer ne laisse aucun doute sur la réponse que l’auteur apporte à la question. Or le problème ontologique ne se contente pas d’être sous-jacent à l’argumentation développée : il l’oriente. Du coup, la cohérence logique recherchée repose sur la question ontologique que l’on a tôt fait de négliger.

Or, les présupposés ontologiques de Meinrad Hebga ne manquent pas de soulever des apories. Tel est le cas de l’interprétation que notre auteur nous propose des avancées de la science et de la conception du corps qui en découle. Pour lui, les derniers développements de la physique conduisent vers une dématérialisation progressive de la réalité et de la matière elle-même et en particulier du corps :

La déchosification, on s’en doute, concerne avant tout le corps humain. Les êtres de l’univers étant des forces ou des énergies en interaction, il est possible de ne plus considérer le corps comme une matière quantifiée, située dans un espace tridimensionnel, mais plutôt comme l’épiphanie de la personne. Il y a corps humain lorsque la personne s’offre à la saisie sensible de soi par soi ou par autrui. Il y a corps, en général, quand une présence est saisissable, non seulement actuellement, mais même potentiellement.
(Hegba 1998, 166-167).

Cette « conception épiphanique du corps » (167) nous dit l’auteur, diffère de celle de Berkeley parce qu’elle ne recourt pas à l’intellect divin pour garantir l’existence des êtres. Mais, si elle ne fait pas recours à l’intellect divin, il reste qu’elle fait recours à une autre « chose » : la personne, définie comme énergie capable de se manifester non seulement comme corps, mais également comme ombre ou souffle.

Mais son statut ontologique est problématique. Cette énergie qui s’offre à la saisie sensible, que nous enseigne-t-elle sur l’homme ? Chaque personne est-elle une énergie qui se matérialise ? Qu’est-il de l’identité des personnes dans ce cas ? Existe-t-il une multitude d’individus-énergies ou n’y-a-t-il qu’une seule énergie qui occupe la totalité de l’espace-temps et dont nous ferions partie ? Bien plus, cette énergie n’est-elle pas un substrat, c’est-à-dire une entité non ponctuelle qui s’étend sur la totalité de l’espace-temps ?

En effet, si la personne jouit d’une individualité en tant que conscience ou moi personnel et qu’elle se manifeste en tant que telle, n’est-ce pas une autre façon de sombrer à la tentation du chosisme ? Il n’est donc pas certain que notre auteur ait réussi à éviter l’écueil du chosisme.

Bien plus, Meinrad Hebga appelle à une véritable ascèse mentale pour considérer le corps et la matière en général comme des faisceaux de relations ou comme des structures. On ne peut s’empêcher de noter que cette position est très proche de l'énergétisme, ou énergétique du chimiste allemand Wilhelm Ostwald (1890), une théorie physique adossée à la philosophie selon laquelle toute réalité est énergie.

Les processus physiques et mentaux y sont interprétés comme des échanges d'énergie. Aujourd'hui, le terme n'a plus la faveur des physiciens, même si certains développements de la physique moderne semblent militer pour une réhabilitation de l'énergétisme comme méthode strictement scientifique (l'équivalence de la masse et de l'énergie en relativité restreinte, l'aspect ondulatoire de la matière qui s'exprime dans les formules de De Broglie et sur laquelle s'appuie toute la mécanique ondulatoire de Schrödinger.

L’axiomatisation complète de la physique, qui constitue l'objectif scientifique principal de l'énergétisme, reste un objectif important en physique théorique mais qui est loin d’être atteint. Lorsqu’on se souvient qu’en 1895 Ostwald a déclenché par ses positions l'une des plus violentes controverses de la fin du 19ème siècle, on comprend que faire reposer son système métaphysique sur cette idée est une prise de risque considérable.

Par ailleurs, la position développée par Hebga nous plonge dans le débat sur la réalité des structures. Sur cette question, l’ontologie est marquée par deux principales positions qui s’opposent : nous avons d’un côté, E. J. Lowe et John Heil (2006) qui défendent une ontologie selon laquelle il n’existe pas de relations fondamentales. Ce sont les objets (les substances) qui possèdent des propriétés intrinsèques qui existent. Toutes les relations entre ces objets sont des relations internes, dans la mesure où elles concernent ces propriétés intrinsèques. Les relations internes ne sont donc pas un ajout à ce qui est.

De l’autre côté, James Ladyman et Don Ross (2007) défendent une ontologie dans laquelle les relations, prises comme structures, sont fondamentales. On peut dire que le point de vue défendu par Lowe et Heil correspond à la physique newtonienne. La philosophie naturelle (philosophia naturalis) de Newton peut en effet être interprétée comme répondant à trois questions fondamentales.

La première est celle-ci : Que sont les objets physiques ? Quelle est la constitution des objets physiques ? La réponse de Newton est la suivante : la matière est constituée de particules qui sont distribuées dans l’espace, une particule étant un objet matériel qui est si petit qu’il se localise dans un point de l’espace et, par conséquent, est indivisible.

Ainsi, certains points de l’espace sont occupés – les particules y sont localisées – tandis que d’autres sont vides. Si l’on adopte une théorie parcimonieuse des propriétés, il n’apparaît aucune raison, dans ce contexte, de faire usage de la notion de propriétés : la matière est l’étoffe primitive tout comme c’est un fait primitif que certains points de l’espace sont occupés alors que d’autres ne le sont pas.

L’ontologie proposée par Hebga se rapproche de la seconde métaphysique. Dans le troisième chapitre de leur ouvrage Ladyman et Ross (2007) exposent leur conception du réalisme structural. Le Réalisme Structural Ontique (RSO), affirment-ils, est la vision selon laquelle, le monde a une structure modale objective qui est ontologiquement fondamentale, en ce sens que cette structure ne survient pas de quelque chose de plus fondamental, tel que des propriétés intrinsèques d'un ensemble d'individus.

Selon le RSO, même l'identité et l'individualité des objets dépendent de la structure relationnelle du monde. D'où une première approximation de cette métaphysique : « Il n'y a pas de choses. La structure est tout ce qu'il y a. » (p. 130). Si nous appliquons cette distinction à la thèse du Hebga, il nous semble que son relationnisme ne fait pas de ces dernières des réalités fondamentales. Elles sont des relations de quelque chose. De quoi ? De la personne ? Qu’est-ce donc que la personne ?

Notes

1 Cet article est la suite de Le problème corps-esprit, un questionnement philosophique
2 Né le 31 mars 1928 à Édéa au Cameroun et mort le 03 mars 2008 à Château-Thierry (France), Meinrad Hebga est un prêtre, philosophe et anthropologue camerounais. Meinrad Hebga a écrit une centaine d’articles et plusieurs livres. Les plus significatifs sont : Christianisme et négritude, dans Des prêtres noirs s'interrogent, Cerf, Paris, 1956, pp.189-203, Personnalité africaine et catholicisme, Paris, Présence africaine, 1963, Les étapes des regroupements africains, Dakar, 1968, Croyance et guérison (dir.), Yaoundé, Clé, 1973, Émancipation d'Églises sous tutelle : essai sur l'ère post-missionnaire, Paris, Présence africaine, 1976, Dépassements, Paris, Présence africaine, 1978, Sorcellerie, chimère dangereuse ? Abidjan, INADES, 1979 ; 1982 (2è édition), Sorcellerie et prière de délivrance : réflexion sur une expérience, Présence africaine/INADES, 1982, Afrique de la raison, Afrique de la foi, Karthala en 1995, La rationalité d'un discours africain sur les phénomènes paranormaux, Paris, L'Harmattan, 1998

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