Ce texte a été écrit en 1996, une génération d’Histoire de l’Europe telle qu’on pouvait dès alors la percevoir vu d’un Etat d’Europe Orientale.
C’est l’histoire d’une guerre que mènent des oligarches infiltrés, puis établis et opérationnels, d’outre Atlantique à au delà de l’Oural, guerre que la Russie de Poutine tente à présent de vaincre définitivement, à commencer par l’Ukraine.
L’enjeu de cette guerre contre la démocratie était déjà visible en 1996, parce que certains, notamment en Russie, en nourrissaient dès alors le projet, dans ce milieu qui avait déjà transformé des capitalistes occidentaux en oligarches. Avec un intéret commun : étouffer les démocraties naissantes, alors les jeunes démocraties d’Europe de l’Est et aujourd’hui, après la Géorgie conquise, l’Ucraine. Dans un second temps, prendre le controle de celles nées de la revolution francaise, comme en témoigne notamment la tentative du 6 janvier 2021, avortée aux Etats Unis, et tant d’autres beaucoup moins spectaculaires mais non moins dangereuses pour les institutions démocratiques1.
La démocratie ne vaincra pas cette guerre uniquement en libérant le territoire de l’Ukraine d’un pouvoir qui utilise la terreur pour gouverner. Il faudra encore démanteler cette ’”infrastructure oligarche” qui a contaminé l’Occident, et notamment, à cette fin, finalement combler le deficit démocratique qui, en Europe, n’a cessé de s’élargir depuis 1992, à peine le Mur de Berlin finissait de tomber.
L’auteur du texte a été écarté de l’administration publique d’un Etat de l’Union Européenne “parce qu’il fallait naviguer à vue”. Traduction ? Il fallait laisser le temps aux autocrates de reprendre le controle des économies occidentales, et ce pour (re)prendre le controle des citoyens bénéficiaires des droits de l’homme en démocratie. Ce fut là le véritable but des oprivatisations des biens et services sans lesquels un Etat démocratique ne peut survivre. Et de fait, depuis lors les Etats, ballottés au gré des humeurs des marches financiers, ont perdu le controle. Le prix ? Un écart croissant entre les richesses parquées dans les paradis fiscaux, qui gouvernent la planète, et celles des citoyens en Occident qui le subissent dans les démocraties occidentales, et non seulement.
Ce n’est pas sans motif qu’en réponse à la guerre déclanchée par la Russie contre l’Ucraine le 24 février 2022, l’Occident a décidé de séquestrer les biens des oligarches russes, et qu’un mois plus tard, l’Italie pour la première fois décidait de taxer les “extra profits” du secteur énergétique.
Ce texte qu’en 1996 “on ne pouvait pas écrire” prend aujourd’hui tout son sens dans l’Histoire.
Europe Centrale et Orientale
La chute du Mur de Berlin a fait disparaître les structures des Etats communistes, à un moment où technologies et communications prenaient leur plein essort, dans le sillage de ce movement des années quatre-vingt, généralisé en Occident, d’ouverture des frontières et de liberalisations.
Cinq ans plus tard, on constate que, si certains Etats d’Europe Centrale (Tchéquie, Hongrie, Pologne), mieux préparés, sont sur la voie pour rejoindre l’Europe Occidentale, l’Europe “Orientale” éprouve bien des difficultés à reconstruire des structures étatiques stables et efficientes.
De fait, profitant tantôt des failles du système législatif existant, tantôt de l’incertitude quant à la validité des lois, et des hésitations ou des incapacités à les faire appliquer, les groupes d’intérêts y ont progressivement occupé le terrain, accumulant des pouvoirs fondés d’une part sur les anciennes relations et réseaux des partis communistes et d’autre part sur l’argent issu de l’ancien système, du commerce des matières premières et des industries ”privatisées” dans des conditions peu transparentes.
Cette situation a pour résultat, aujourd’hui encore, des difficultés qui peuvent aller jusqu’à l’incapacité de l’Etat central, généralement infiltré et placé sous contrôle, de servir l’intérêt public. D’où l’apparition d’une classe très privilégiée qui se partage les ressources tandis que la majorité de la population dispose à peine des moyens de subsistence, subissant, de surcroît, un sort beaucoup moins enviable que sous l’ancien système.
A ce stade, on peut concevoir que la société, fragilisée, est mûre pour un retour à l’idéologie, ainsi qu’en témoigne le retour des ex-communistes -re-nommés socialistes- au pouvoir dans nombre d’Etats, mais aussi l’attrait des sectes sur ce même terrain.
Ceci résulte du fait que la population est induite à se tourner vers une structure perçue comme plus apte à la protéger que le libéralisme sauvage à laquelle elle s’est vue brutalement confrontée.
Mais ce processus profite simultanément aux groupements d’intérêts qui y voient un instrument pour reprendre en main des rouages de l’Etat et un moyen d’occulter leurs pratiques, polarisant le mécontentement populaire sur les effets de la démocratie et du capitalisme.
Parce qu’ils ne représentent que des intérêts privés, agissant sous couvert des intérêts de l’Etat mais non en son nom, ces groupes d’intérets se voient cependant confrontés aux intérêts rivaux. Ce faisant, ils produisent une insécurité pour l’ensemble de la société dans les conflits, souvent violents, qu’ils se mènent. Et renforcent par là même le désir des populations de retrouver la sécurité perdue. D’où un risque de chaos interne qui pour des raisons multiples, s’étendra rapidement au delà des frontières nationales.
Europe Occidentale
L’Europe Occidentale aussi, en perdant subitement le Mur auquel elle était adossée, et en vertu duquel elle trouvait identité et justification de ses actes, s’est trouvée déstabilisée. Projetés dans un univers brutalement dépourvu de frontières techniques et politiques, les rapports de force et priorités s’y sont trouvés bouleversés, ouvrant de nouvelles possibilités à de nouveaux acteurs.
Les conflits qui en ont découlé pour occuper le terrain ont progressivement mis en lumière toute une zone de tolérance devenue progressivement plus visible, sans doute aussi parce qu’en forte croissance, qui, dans nos Etats démocratiques aux structures stables, a fini par faire réagir l’Etat de droit.
S’est alors développée la confrontation entre le respect de la loi, traduction de l’intérêt commun, et les abus des groupements d’intérêts, bien implantés dans le monde politique, qui, dans nombre de pays de l’Union Européenne, employent aussi tribunaux et médias.
Combat inégal s’il en est, que nombre d’Etats de l’Union Européenne sont ces dernières années, et plus particulièrement depuis 2019, occupés à perdre. Les doubles coups de boutoir de la Cour Européenne des Droits de l’homme (Strasbourg2) et de la législation Cartabia3 visant à démanteler la législation antimafia en Italie, quasi seule en Europe à avoir effectivement armé l’Etat de droit contre les mafias, en offrent ultérieures illustrations.
C’est précisément à ce moment que ”les oligarches” ont décidé de porter le coup de grace à l’Etat de droit, … à commencer par la démocratie ukrainienne naissante.
Jeux de miroirs et interdépendances
A l’Ouest et à l’Est, ces mouvements ne se sont pas développés indépendamment. Ils apparaissent étroitement imbriqués, non seulement sur base de réseaux qui traversaient le Mur depuis longtemps, mais surtout parce que, confrontés à l’insécurité locale en Europe Orientale, les groupements y ont rapidement perçu l’intérêt d’une zone stable et de sécurité que leur offrait l’Europe Occidentale.
En effet, c’est à l’Ouest que se trouvent les débouchés commerciaux pour les matières premières (énergie, minéraux,...), à l’Ouest que l’on peut mettre à l’abri les capitaux. A cela s’ajoute que c’est avec l’Ouest structuré aussi que se font les trafics les plus rémunérateurs, s’agissant soit de produits interdits (drogues,...) soit de produits particulièrement règlementés (armes,...).
Avec matières premières et capitaux, ces groupements, “généreusement” accueillis, ont apporté leurs pratiques, par habitude d’abord, par nécessité aussi, vu l’essentiel de leurs activités menées en marge de la loi, enfin profitant de la culture de l’argent roi prévalant en Occident, des Etats endormis et de la tolérance des populations encore anesthésiées (mais plus pour longtemps) par trente ans de croissance quasi ininterrompue.
Ce n’est toutefois pas là la seule conséquence de la montée en puissance des groupements d’intérêts pour nos sécurités nationales.
Les activités des réseaux ex-communistes recyclés dans le “capitalisme sauvage” démontrent comment, par possession de sociétés privées dans des secteurs stratégiques comme, par exemple, ceux de l’énergie, c’est la politique nationale toute entière que l’on peut posséder, non seulement celle de l’Etat en question, mais aussi celle des Etats voisins pourvu qu’on parvienne à les induire en dépendance.
Reste alors à se constituer un empire médiatique pour entraîner derrière soi, avec l’idéologie pour instrument, les populations déboussolées, et les éléments sont rassemblés pour tenir en main la politique d’un pays.
De ce risque d’infiltration suivie de déstabilisation au profit de ceux qui sont à la manoeuvre, visible en Europe Orientale, nos sociétés occidentales ne sont pas, elles-mêmes, à l’abri, que ce soit par prise de participation dans des entreprises stratégiques, des institutions financières, par l’introduction de drogues ou le financement de sectes pour briser les consciences et les identités.
Politiques d’intérêts privés, qui, au service du réseau et des ressources qu’il produit, ont peu de chance d’être compatibles, sinon du moins de respecter, nos valeurs occidentales, les sociétés qui y fondent leurs racines et celles qui veulent les rejoindre.
De ces mouvements combinés, double constat pour nos sociétés :
- d’une part une collusion entre groupes d’intérêts et un monde politique qui se détourne des objectifs démocratiquement identifiés, agissant en dehors des structures destinées à les garantir ;
- de l’autre, un écart croissant de niveau de vie entre ceux qui participent aux groupements et le reste de la société qui paye le prix de leurs activités.
Avec pour conséquence le désenchantement, à l’Ouest comme à l’Est, face au système démocratique, accusé de ne plus répondre aux préoccupations alors que ce sont ses structures qui ne sont plus pratiquées par les hommes qui les “occupent”. D’où aussi l’attrait de mouvements idéologiques qui oscillent entre violence et abdication identitaire (avec tous les intermédiaires et combinaisons possibles) parmi lesquels terrorismes, nationalismes, sectes et drogues qui préoccupent tant l’Occident ces derniers mois.
Derrière ces luttes d’influences économiques se jouent non seulement les rapports de force entre tendances au sein des gouvernements, mais aussi la poursuite de la présence d’intérêts russes -davantage privés que publics, les uns étayant, ou rivalisant, avec les autres au gré des opportunités et des circonstances-.
En 1996, le secteur de l’énergie dans les Etats d’Europe Orientale offrait déjà un exemple concret, parmi d’autres, de l’interférence des puissances étrangères, non seulement dans l’économie nationale d’un Etat, mais au sein même des gouvernements, par les rapports de force qu’elles créent, entretiennent ou modifient selon leurs intérêts., situation qui en 2022 a pleinement contaminé la majorité des démocraties occidentales.
Cette constatation pose aujourd’hui de manière aigue la question de la sécurité de nos Etats démocratiques par le jeu des dépendances, des courants financiers, des affinités traditionnelles et des alliances d’opportunités dont l’Occident depuis trente ans cultive la tradition.