La crise du COVID-19 dure depuis deux ans. Pour quelqu'un d’un peu plus âgé, le temps passe très vite. Pour les jeunes, cela doit sembler une éternité.
La période écoulée a été instructive mais paradoxale.
Deux évidences se sont imposées : pour bien faire face à une pandémie, il faut un système complet de soins de santé et de protection sociale et des mesures qui relèvent autant de l'environnement que de la politique sociale : air pur, eau potable, logement décent. Ce sont des nécessités en toutes circonstances, la pandémie ne fait que les mettre en évidence.
Le deuxième point a été confirmé à maintes reprises. Dans toute crise, une pandémie, une catastrophe naturelle, une crise économique : les principales victimes sont les plus faibles : les enfants, les femmes, les pauvres... au Nord comme au Sud et les pays du Sud en général par rapport au Nord. Le Sud n'a pratiquement pas accès aux vaccins.
Ces deux observations montrent également, une fois de plus, que la protection sociale et la politique environnementale sont étroitement liées et nécessitent une approche universelle. Personne ne peut rester en bonne santé si tout le monde ne l'est pas. Personne ne peut échapper à la pandémie si tout le monde n'y échappe pas. Aucun pays, aucune ville ne peut résoudre le problème sans coopération avec les autres.
Il y a d'autres questions à poser et d'autres leçons à tirer de cette crise.
L'émergence d'un fort mouvement antivax dans de nombreux pays riches est un grand paradoxe. En Afrique et en Amérique latine - notamment au Brésil - ce mouvement joue aussi un rôle, principalement sous l'influence de certaines églises évangéliques. En Europe occidentale et aux États-Unis, c'est moins évident. Cette attitude antiscience devrait pourtant nous surprendre. D'où vient-elle ?
La croyance et la confiance dans tout ce qui est "naturel" - notre immunité "naturelle" - sont typiques du mouvement vert, en particulier de la branche du mouvement qui regarde à droite plutôt qu'à gauche ou qui refuse de voir la différence entre les deux. Les nombreuses manifestations organisées en Europe occidentale contre la politique gouvernementale et contre le Pass sanitaire et l’éventuelle obligation vaccinale ont toujours été fortement influencées par la droite et l'extrême droite, mais aussi avec une forte contribution écologiste. Cette tendance verte et de droite a toujours existé et était fortement présente au cours de la première moitié du 20e siècle. Il s'agit d'une écologie fondamentaliste radicalement antihumaniste, anti-égalitaire et anti-individualiste, qui glisse facilement vers l'écofascisme. Les premiers penseurs "verts" - Ernst Haeckel et Ludwig Klages par exemple - ont inspiré l'idéologie nazie. La primauté de la Terre et du spirituel est alors primordiale.
Les épidémies, comme le sida à l'époque et le COVID aujourd'hui, sont facilement acceptées dans le cadre d'une philosophie de "sélection naturelle". De ce point de vue, toute intervention gouvernementale est désormais rejetée. Laissez le virus suivre son cours, les mesures sociales et les vaccins sont superflus, le corona n'est rien d'autre qu'une grippe et disparaîtra d'elle-même. Et oui, il y aura des morts, c'est inévitable. La seule chose que l'homme puisse faire est de renforcer son immunité naturelle par une vie et un régime alimentaire sains. Les autres interventions sont rejetées.
Un deuxième élément d'explication est sans doute une pensée post-moderne et surtout antimoderne, de gauche comme de droite. La pensée antimoderne de Gandhi ou des ayatollahs iraniens est plus facile à situer que celle de certains grands intellectuels progressistes du XXIe siècle pour qui la modernité est la source de tous les maux de nos sociétés. Ce que l'on entend exactement par cette modernité - la pensée des Lumières ou la modernisation du projet de développement de l'après-Seconde Guerre mondiale - n'est pas toujours clair, bien que cela puisse être décisif pour une évaluation. Mais le cœur de cette pensée, la remise en cause de la rationalité "occidentale", la dénonciation de l'épistémicide de la colonisation et, plus généralement, la relativisation de toute vérité et le rejet des grands récits ne peuvent qu'avoir un impact sur la confiance dans les propos des scientifiques.
La critique de la modernité et de la rationalité était, bien sûr, plus que bienvenue et nécessaire, car le sentiment de supériorité et une "exhortation à la civilisation" ont fait beaucoup de mal dans le monde entier. Il ne s'agit donc pas de les rejeter, mais de souligner que même ces vérités critiques ne peuvent jamais être absolues et ne doivent pas conduire au rejet radical d'une philosophie essentiellement émancipatrice. Les scientifiques ont aujourd'hui une tâche très importante et ont également aidé la société dans cette pandémie, tout d’abord avec des vaccins, puis avec des informations. Mais c’est précisément parce qu'une partie de la droite et de la gauche mettait en avant la relativité de la connaissance scientifique qu’il était facile de laisser grossir le flot de toutes les "fausses vérités". Cela a également à voir avec l'évolution que Foucault a soulignée : la disparition du lien entre les mots et les choses. On n'attend plus de vous que vous essayiez de prouver ce que vous dites avec des arguments rationnels ; les mots seuls suffisent à lancer n'importe quel mensonge dans le débat. Les mots sont alors autonomes et ne font plus référence à une réalité sous-jacente.
La conception purement individuelle de la "liberté" qui a été lancée dans le débat est encore plus facile à expliquer. Mon corps, ma liberté : personne d'autre ne devrait en décider. Bien sûr, les exemples de politiques qui réfutent cette proposition sont nombreux. Le gouvernement dispose de nombreuses règles qui limitent le droit à l'autodétermination sur son corps, l'avortement et l'euthanasie en étant les exemples les plus évidents. Et, bien sûr, la liberté ne peut jamais être réelle si elle compromet la liberté des autres. Si je ne me fais pas vacciner, je peux attraper le virus plus facilement et le transmettre à d'autres personnes qui sont peut-être moins résistantes que moi. Pour le personnel hospitalier, il s'agit certainement d'un argument de poids. Mais ce raisonnement n'a servi à rien. Et l'influence de trente à quarante ans de néolibéralisme, qui a jeté par-dessus bord toute attention au collectif, aura eu ici un effet pernicieux. Les gens doivent pouvoir choisir, non pas s'ils veulent une pension gouvernementale fixe et garantie ou non, mais à quel fonds de pension privé ils veulent adhérer. S'organiser, coopérer, défendre ses droits, tout cela a été jeté aux poubelles de l'histoire. Cela a conduit à une atomisation de la société et à un affaiblissement des principaux mouvements sociaux, tels que les syndicats. Comme l'a dit Thatcher à l'époque : la société n'existe pas, il n'y a que des individus et des familles. C'est moi et moi seul qui décide si je veux me faire vacciner ou non. C'est dans la sphère privée que l'on recherche les liens et la solidarité, avec les voisins, avec les amis. La solidarité structurelle de la sécurité sociale est dépassée.
Enfin, il existe une méfiance générale à l'égard de tout ce qui est politique. Les partis politiques et les gouvernements sont de plus en plus considérés comme des représentants de personnes et de groupements qui ne tiennent jamais leurs promesses. Il y a certainement une part de vérité dans tout cela. Après tout, les hommes et les femmes politiques doivent être élus et tenteront de le faire avec de belles histoires pleines de promesses. Le fait qu'il n'en sorte pas grand-chose par la suite n'est toutefois pas nécessairement une forme de tromperie, mais bien une prise en compte de la réalité. Les gouvernements doivent vivre dans le cadre de l'équilibre des pouvoirs existants et ne sont pas du tout aussi suprêmes que la théorie voudrait bien nous le faire croire. En outre, les gouvernements de coalition sont nombreux et pratiquent le "donnant-donnant". Les promesses ne seront donc jamais complètement tenues. Ajoutez à cela le fait que les gouvernements affichent souvent leur propre impuissance face aux multinationales afin de ne rien faire dans le domaine économique. D'où une méfiance croissante. Parfois, c’est directement visible, lorsqu'un gouvernement a effectivement trompé sa population. C'est le cas dans les Caraïbes françaises, par exemple, où un pesticide manifestement cancérigène est utilisé depuis des décennies pour la culture des bananes. La grande majorité de la population et l'eau potable en ont été contaminées. La confiance dans le gouvernement est complètement perdue.
Je soupçonne qu'aucun antivax ne se reconnaîtra à cent pour cent dans l'une de ces quatre explications. Toutes sont représentées dans une certaine mesure. En tout cas ce sont quatre courants de fond qui mettent en danger la démocratie et la coexistence. Donc nul besoin de grand complot, il ne faut pas voir de l'antisémitisme partout (ceux qui portent une étoile jaune dans les manifestations sont vraiment marginaux). Nous devrions moins nous inquiéter de ceux qui crient que nous vivons dans une dictature que de l'érosion lente et quotidienne de notre capacité à vivre ensemble, à discuter, à rechercher la guérison, à promouvoir la confiance dans le gouvernement et la science.
Les pandémies ont toujours existé. Nous ne savons pas d'où vient le COVID. Avec tout ce que cette pandémie a montré en termes de manque de protection de santé publique, et certainement en termes de développements politico-philosophiques, on peut affirmer que notre société actuelle est malade.
La grande confusion du moment ne peut que faire le jeu de l'extrême droite, qui n'hésite pas à mettre ses "vérités" sur la table. Le candidat à la présidence française Zemmour peut parler calmement du "grand remplacement » et de l'islamisation de la société, du danger de la migration. Il n'a pas besoin de chiffres ni d'arguments. Et pendant que des personnes se noient en Méditerranée et dans la Manche, que des murs sont érigés en Grèce, au Belarus et au Mexique, que des personnes meurent de froid ou de faim et n'ont pas accès aux vaccins ou aux soins de santé, d'autres s'inquiètent de l'annulation de leur "citytrip". Ma liberté ? Mon choix ?
Il n'y a pas de contre-récit. Une histoire basée sur un rejet de la modernité ne peut que renforcer la tendance à la droitisation et la grande confusion. Ce qu'il faut, c'est un narratif d'émancipation, de respect, de protection, de droits de l'homme, de démocratie, de rationalité, qui seul peut nous sauver et nous rassembler à nouveau. Sapere aude : il faudra renforcer la science, mais aussi la connaissance des autres, la conscience de la multiplicité, de la diversité et de l'universalisme. Vivre ensemble n'est jamais facile, mais nous avons des outils qui le permettent. Car ce n'est pas la Terre Mère qui se venge aujourd'hui. Une pandémie est un phénomène très naturel qui peut être combattu avec un savoir rationnel et scientifique. Nous n'avons pas besoin de l'expier.
Le monde a changé et cette pandémie va renforcer ce changement. Il ne sera plus jamais le même. Ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'un mouvement progressiste qui fera à nouveau rêver d'un avenir meilleur, un mouvement qui s'adresse à l'ensemble de la société et pas seulement à un segment. Les mouvements sociaux d'aujourd'hui n'ont pas de projet politique et dans de nombreux cas, ils en ont même peur. Ils se confinent dans les demandes de leur propre public et accentuent la fragmentation du réseau social. L'internationalisme a pratiquement disparu. Rassembler, renforcer la cohésion sociale avec toutes les différences et contradictions qui l'accompagnent, voilà le grand défi auquel nous sommes confrontés si nous voulons arrêter l'extrême droite. Il existe une demande mondiale de justice sociale, dans un sens très large, de la protection sociale à la participation politique, des droits démocratiques à la durabilité. Il faut mettre en place un projet qui frappe l'imagination et crée de l'espoir. C'est une tâche que le mouvement syndical international et le Forum social mondial devraient entreprendre.