Le citoyen n'est pas un acteur économique avec un bulletin de vote en plus. Il est bien autre chose, qui mêle l'histoire, les valeurs, les idéologies. La chute du Mur de Berlin a mis en évidence la perte des repères : ceux du bien et du mal -de nos valeurs-, ceux de notre territoire et de nos intérêts. En un mot, la question de l'identité européenne s’est dévoilée en plein jour, dépourvue des béquilles commodes que lui fournissaient "l'empire du mal" et la stratégie de la dissuasion.
Qui sommes-nous, nous, européens ? Et quel est cet étranger que la technologie des communications amène à notre porte ? Le souvenir des invasions "barbares" n'a pas disparu de la conscience européenne.
L’être humain, pour co-exister pacifiquement, n'a pas seulement besoin de sécurité (alimentaire, logement,...) mais doit aussi pouvoir "s'entendre" au sens premier du terme, pour limiter son territoire et respecter celui de l'autre. Car l'économie, lorsque se creusent les déséquilibres, et la culture, lorsque les attitudes se figent dans des extrémismes religieux ou idéologiques, sont les causes principales des guerres. Ne faudrait-il pas se rappeler que les fondateurs de l'ONU créèrent au même moment les institutions de Bretton Wood et l'Unesco?
Ce n’est pas en fermant la culture que l’humanité progressera. Ce même jour, en Russie la Cour Supreme russe vient d’ordonner la fermeture de l’ONG Memorial. En Belgique, à la veille de Noel, le gouvernement (sic) avait contraint le secteur culturel à fermer ses portes. Ce 28 décembre 2021, le Conseil d’Etat, à la demande des citoyens, vient de les rouvrir.
Le développement économique, mais aussi politique et culturel de l’Union Européenne, passe par le développement économique, politique et culturel, des sociétés de l’ex Union Soviétique. C’est indispensable pour le volet énergétique qu’elles représentent pour les Etats de l’Union Européenne, mais aussi pour l’extraordinaire bassin de croissance que représentent une population culturellement proche mais encore économiquement démunie, qui ne pourraient donc qu’en tirer bénéfice. On peut encore rêver de voir les cultures romanes et germaniques réunies à la grande culture russe … dans un respect mutuel, qui va de pair avec celui des droits des citoyens, dimension qu’approfondissaient déjà ces génies de la littérature que sont Tolstoi et Dostoievski.
Pour ce faire, le préalable est de faire basculer le pouvoir du côté de la légalité, seul lien actuellement capable de constituer et de faire fonctionner des sociétés démocratiques, puisque c’est là l’aspiration déclarée de tous. Force est de constater que tant à l’Est qu’à l’Ouest, le pouvoir s’en éloigne toujours davantage. Et les citoyens, des deux côtés de ce qui reste un mur politique et économique, non sans se parer progressivement aussi de barbelés, ne sont pas dupes.
Pour développer la consommation, actuellement au niveau le plus bas, ne serait-ce que vu le pourcentage croissant des populations européennes sous le seuil de la pauvreté, les richesses doivent être réparties, et leurs écarts réduits. Les impôts doivent être effectivement payés. L’évasion fiscale organisée est un vol, non seulement au détriment des citoyens mais de la collectivité, et devrait être traitée à ce titre, à l’Ouest comme à l’Est de l’Europe.
A défaut, l’Union Européenne, envahie d’oligarques pour sa qualité de vie, sera bientôt régie par eux. Ils useront de ses services tout en gérant leurs capitaux à l’étranger et y apporteront leurs pratiques jusqu’au moment où, ayant épuisé ses ressources, ils s’en iront ailleurs, vers d’autres lieux promis au même destin. Comme ils l’ont déjà fait dans les années quatre-vingt dix en Russie, et dans nombre de pays d’Europe Centrale et Orientale.
Coupler prospérité économique et qualité de vie ne peut donc être mené à bien par une Union Européenne divisée par des disparités économiques qui, depuis la crise financière de 2008 ne cessent de croitre. Elles ont pour conséquence des perceptions et engagements politiques qui divergent toujours davantage entre gouvernements et citoyens. Or, on ne peut gouverner une entité si elle ne correspond pas à un espace significatif commun aux dirigeants et aux citoyens.
Il est devenu urgent de mettre en place un « noyau dur » d’Etats qui choisiraient de se fédérer non seulement pour les questions de sécurité, de politique étrangère, de gestion et de contrôle des frontières pour les biens, les services, les personnes et les capitaux mais surtout pour une politique sociale de nature à éviter à l’intérieur de l’Union Européenne cette société qui se meut à deux vitesses. En d’autres termes, une fédération d’Etats capables de reprendre le contrôle sur son territoire, et sur les choix de développement qui y sont faits. Une fédération faite d’Etats qui ont la volonté de mener une politique commune, et la capacité de faire respecter les règles nécessaires au développement économique et culturel de leurs sociétés. Noyau qui aurait vocation à s’élargir au gré des volontés et capacités communes, sans que jamais aucun de ces deux critères ne puisse être sacrifié.
C’est pour avoir sacrifié ces critères combinés de volonté et de capacité de former une fédération d’Etats, critères sacrifiés sous la pression du capital sans frontière et, dès lors, de puissances économiques et politiques hors contrôle des institutions étatiques que l’Union Européenne se voit aujourd’hui paralysée : incapable de résoudre la question de l’immigration, incapable de neutraliser la criminalité transnationale qui doit être vaincue pour transformer en partenaires, notamment commerciaux, les territoires que cette dernière occupe, mais aussi incapable de mener des politiques cohérentes et efficaces dans le monde. Avec pour conséquence une crise économique en passe de détruire sa culture et sa société démocratique, sous la pression de mouvements d’extrême-droite dont il serait innocent de penser qu’ils se développent de manière spontanée.
Il est devenu vain de penser, comme l’incantation en fut faite, que l’Union Européenne pourra se développer économiquement sur base de son avance en matière technologique. Il était en effet arrogant et puéril d’estimer que les européens seraient toujours, comme par nature, les premiers en matière de recherche et technologie. Ce sont d’ailleurs les pays les plus jeunes, les plus dynamiques (les Etats européens sont loin d’être modèles en la matière) et dès lors les plus créatifs qui ont les meilleures chances de briller à l’avenir dans ces domaines. Il n‘avait pas fallu beaucoup plus de dix ans pour que le Japon rattrape les Occidentaux. Il fut suivi de pret par la Chine.
Ce que l’Union Européenne peut, et doit, par contre, développer et défendre pour susciter la croissance interne de sa société dépourvue de matières premières, c’est une économie basée sur la qualité de la vie attachée à ses valeurs et à sa culture, pour attirer les fortunes et les cerveaux d’une part, et pour éviter que ceux qui y résident n’aillent voir ailleurs. Dans ce domaine, et jusqu’à la désastreuse gestion de la crise sanitaire, le modèle européen avait (et a encore, pour autant qu’on y applique Constitutions et Conventions Européennes des Droits de l’Homme) plusieurs longueurs d’avance, terrain qu’elle devrait prioritairement se garder de compromettre.
L’inflation qui ces derniers mois érode salaires et pouvoir d’achat, confrontée à l’augmentation des cours boursiers au rythme de celle des prix de l’énergie couplée à la permanence, comme inamovible, des paradis fiscaux, risque toutefois de laisser bientôt à la seule dictature la capacité de gouverner le réel en Europe. La pacification des frontières ne tardera pas à s’en ressentir. On en observe déjà les premiers signes.
Ce jour-là, il n’y aura plus sens à reprocher à la Hongrie et à la Pologne les moyens utilisés pour mener leurs politiques migratoires, ni à la Biélorussie, à la Russie et à la Chine la manière dont ils traitent les citoyens qui n’épousent pas leurs doctrines. Ce jour-là, l’Union Européenne ne sera plus démocratique. Elle aura non seulement perdu son âme, mais aussi les promesses de qualité de vie et de prospérité qui ont fondé sa création et jusqu’à ce jour la son existence.