Voilà quelques années, Emily Mae Smith a élu comme son favori un sujet aussi inépuisable qu’inattendu : un simple balai de paille, qui a cette double caractéristique d’être animé et féminisé (l’artiste utilise le pronom « she »).
Dans l’exposition Harvesters (« les moissonneurs »), on la retrouve donc délestée des lunettes rondes dont l’artiste l’avait si fréquemment affublée jusqu’ici, et au choix : grimée en un cierge érudit, se consumant à la lecture d’un grimoire (The Alchemist), alanguie dans un champ de blé (Harvester), se repaissant, ou plutôt tentant de, dans un intérieur flamand (The wooden spoon), debout dans une humide grotte, un pinceau à la main gauche (The Grotto), dans la rue, porteuse d’un message (The Messenger), dissimulée derrière un mur de feuilles de ginkgo biloba (Blush). Fière, ou accablée. Eplorée, ou concentrée à la tâche. Et même crucifiée.
Il ne faut pourtant pas envisager cette omniprésente figure comme un personnage, qui changerait de costume ou de décor pour revenir se pavaner devant nos yeux d’une saison à l’autre. Car les ressorts de la peinture d’Emily Mae Smith ne sont pas narratifs, mais symboliques. Le mode de fonctionnement de ses images est ainsi à chercher du côté de la mythologie, de la nature morte, ou encore de ces belles allégories si courantes chez les maîtres de la Belle Epoque. Et à l’inverse du message narquois de Baldessari en 1968 ( « aucune idée n’a pénétré cette œuvre » clame alors une de ses peintures), les images de l’Américaine sont tout chargées d’idées, de valeurs et de symboles.
Essayons d’en balayer (!) le spectre. Le balai est un outil. C’est aussi un substitut du corps féminin, passif, nu et quasi-constamment objectifié dans la tradition de l’art occidental (remember John Berger dans Voir le Voir : « être un homme c’est agir, être femme c’est paraître. Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s’observent en train d’être regardées »). Il connote la force de travail, l’univers domestique (re : les femmes) et la domesticité. C’est un levier pop, via la citation de L’Apprenti Sorcier de Disney, qui véhicule ces figures féminines puissantes que l’on recommence depuis quelques temps à célébrer, les sorcières. Dans l’exposition, il charrie de plus un ensemble de métaphores portant sur la question des origines, avec ce grand retour aux sources, les champs de blé, dont ses faisceaux de paille sont issus.
Analogon parfait du pinceau, le balai est, enfin, ce glâneur, ou plutôt cette glâneuse qui ramasse les miettes encore disponibles d’une histoire de l’art largement dominée par les hommes, pour tenter d’en faire quelque chose de nouveau : une figure cartoonesque du postmodernisme tardif. Ainsi la peinture plate pop, la peinture flamande (dont un hommage appuyé à Brueghel l’Ancien et un autre aux cabinets d’amateur), et la tradition symboliste font-elles des incursions dans le corpus de l’exposition.
The Grotto, par exemple, est une reprise de La Vérité de Jules-Joseph Lefebvre (1870), lui-même une cover de La Source d’Ingres (1856). «Les peintres peignent toujours d’après d’autres peintres. Ces dernières années, tandis que ma pratique évoluait, j’ai commencé à me demander si l’objet de mon travail, ce n’était pas tout simplement la peinture» explique l’artiste, qui renverse ici méthodiquement l’ordre symbolique, dans une peinture aux accents marxistes autant que féministes. L’humour remplace l’esprit de sérieux. Le repos et la retraite sont figurés plutôt que le labeur et les rapports de pouvoir liés au travail sont rendus visibles.
L’ordre patriarcal du regard est inversé (« she gazes back » explique l’artiste dans une formule intraduisible à propos du globe oculaire de l’alchimiste). Et un simple outil destiné aux basses besognes du nettoyage, dressé au milieu d’une caverne aux iris, devient une glorieuse allégorie féminisée de la création. Dans une même logique, l’artiste réinvestit positivement la figure du rat, cet intrus et nuisible (l’anglais dit « pest », une insulte attribuée communément aux femmes) occupant une place de choix dans deux des peintures les plus séduisantes de l’exposition, qui aurait aussi bien pu s’intituler « la condition contemporaine de la femme peintre face à une histoire de l’art agressivement masculine ». Notons enfin qu’à cette érudition gourmande s’ajoute une grande maîtrise des techniques picturales, dont Tidal Animal Vegetable constitue une sorte d’archive (grisaille, ligne claire…).
Qu’un simple balai puisse synthétiser autant de questions picturales et politiques a quelque chose de magique. Et on se prend à chercher des artistes qui auraient investi avec un tel acharnement un motif aussi inattendu. Il y a bien l’œuf, chez Kippenberger (« En peinture, il faut rester sur le qui-vive et se demander : quelle manne reste-t-il à exploiter ? On n’a pas rendu justice à l’œuf. On n’a pas rendu justice à l’œuf frit » expliqua l’artiste allemand en guise d’explication à Daniel Bauman qui l’interrogeait sur son étrange choix de motif, en 1996). Citons également le nœud papillon du peintre belge René Daniëls, là encore parfaitement synthétique dans sa capacité à tenir ensemble critique sociale et institutionnelle, à évoquer les frivolités mondaines de l’art autant que les mille subtilités de configuration des espaces d’expositions.
Il reste cependant à écrire une histoire de l’incongruité en art, où se croiseraient des artistes illustres et des inconnus directement sortis de la fosse commune où les « condamnations paresseuses » les ont jetés, et où règnerait l’étrangeté de la métaphore. Gaetano Pesce y côtoierait Jerome Bosch, Rosa Bonheur et Meret Oppenheim, dans un décor inspiré du Chiat / Day Building de Frank Gehry et de la période vache de Magritte. Les fantaisies médiévales et symbolistes y couleraient des jours heureux. Et les peintures comiques et oniriques d’Emily Mae Smith y auraient toute leur place. En attendant, l’histoire traditionnelle, celle qui a toujours eu un peu de mal avec les anomalies, continue de faire défiler les mouvements à la queuleuleu et de jeter aux oubliettes tout ce qui déroge aux bienséances.
(Jill Gasparina)