L'histoire du colonialisme est difficile à écrire. L'histoire est hautement politique car elle est toujours écrite par les vainqueurs et la voix des vaincus est étouffée.
Plus de cinq cents ans après la "découverte" de l'Amérique par Christophe Colomb et la conquête de la capitale aztèque de Tenochtitlan, les discussions se poursuivent pour savoir si la "légende noire" sur les cruautés des Espagnols est méritée et si les Mexicas comprirent correctement les intentions d' Hernan Cortés, étant donné que les écrits des chroniqueurs ne sont pas nécessairement dignes de confiance. Colomb, Cortés, Bernal Díaz, tous ont pu essayer de donner une image beaucoup plus admirable de leurs entreprises de ce qu'elles étaient en réalité. Nous savons que De las Casas a décrit de nombreux événements dont il n'a pas été lui-même témoin. Quant aux voix indigènes, on peut se demander dans quelles mesures elles étaient libres de s'exprimer sans risquer l'Inquisition?
Ce que nous savons avec certitude
Deux choses ne seront cependant pas contestées.
Premièrement, la conquête des îles des Caraïbes, du Mexique et de l'Amérique du Sud a été extraordinairement cruelle, tout comme la colonisation qui a suivi. Les peuples originaires d'Amérique du Nord et du Sud n'étaient pas non plus des peuples pacifiques et amoureux de la nature, le recours à la guerre étant une réalité inhérente à la vie. Sans oublier que la majorité de survivants de la conquête ont dû faire face à des maladies importées et inconnues qui ont mis fin à des millions de vies.
Deuxièmement, une énorme quantité d'or et d'argent a été expédiée en Europe. L'Espagne utilisait cette richesse pour faire la guerre et embellir ses églises. Ce n'était pas un facteur de modernisation; au contraire, cela renforçait les structures féodales du pays. En France, en Angleterre et aux Pays-Bas, de grandes fortunes se sont formées, notamment grâce à la traite des esclaves, argent qui permettait également de financer la révolution industrielle naissante. Plus tard, avec le début de la colonisation de l'Afrique, Léopold II de Belgique, mon pays, a pu embellir sa capitale, Bruxelles. Créant des dettes qui étaient assumées par le gouvernement.
La "découverte" d'un nouveau monde a provoqué un véritable choc en Europe. Le monde apparaît soudain très différent. Au début de la Renaissance, surgit un "autre" être auquel il fallait donner une place dans la représentation du monde. Ainsi, avec les Lumières, l'idée d'une seule humanité a émergé, bien que le discours sur cette humanité solidaire ne soit pas accompagné de pratiques solidaires.
À l'occasion du 500e anniversaire de la "rencontre" ou du "choc", toute une littérature a vu le jour avec une nouvelle interprétation des événements et les conséquences du colonialisme. Ainsi, pour de nombreux intellectuels du sud, il est désormais considéré comme la cause de la modernité et donc du capitalisme, de l'esclavage et du racisme qui l'accompagnent.
On peut se poser de nombreuses questions sur ces analyses, cependant dans cet article, je voudrais m'attarder sur un point. Ceux qui osent parler de justice sociale ou d'États sociaux se voient souvent répondre que cela n'aurait jamais pu exister en Europe sans le colonialisme. La thèse étant que ce sont les richesses des colonies qui ont permis de payer de meilleurs salaires et pensions et de fournir des soins de santé pour tous.
Peut-on ignorer complètement l'histoire de la politique sociale et du mouvement ouvrier naissant au 19e siècle? Il va sans dire que le colonialisme a contribué à l'enrichissement des pays européens occidentaux et que la domination du continent lui est due. Mais cette richesse et cette domination ont-elles un lien avec la politique sociale? Je ne le crois pas.
Le Nom de la Rose
Nous pouvons commencer l'histoire à l'époque de la fin du moyen âge, le capitalisme émerge aux XIIIe et XIVe siècles. En fait, ce phénomène est brillamment décrit dans le roman d'Umberto Eco, Le Nom de la Rose, où est expliqué comment la pauvreté célébrée par l'Église, la pauvreté du Christ, est soudainement devenue problématique emmenant à un conflit avec les disciples de François d'Assise.
Les marchands de l'époque s’enrichissent et veulent légitimer leur nouveau statut. C'est pourquoi l'Église prend un virage et commence à faire la différence entre pauvreté volontaire et involontaire, individuelle et collective. Les mendiants étaient encore tolérés, mais progressivement, cela change et ils seront persécutés. Dans tous les cas, aider les pauvres était une tâche qui incombait aux autorités ecclésiastiques, et les riches pouvaient s'en servir pour racheter leurs péchés.
Cela change avec le début de la modernité. D'une part, Charles V va affaiblir les guildes - qui protégeaient les gens du berceau à la tombe - et transférer l'aide aux pauvres et aux autorités locales ; d'autre part, le début des "enclosures" va provoquer le déplacement des paysans des campagnes vers les villes où ils vont rapidement s'appauvrir. C'est là qu'ils acquièrent aussi une réputation particulièrement mauvaise de propagateurs de maladies, de criminels et de prostituées, de "classe dangereuse". Cela va de pair avec l'émergence d'une éthique du travail dans laquelle toute oisiveté est sévèrement condamnée. Dans toute l'Europe on assiste au ‘grand renfermement’ des pauvres.
Il est clair que la vision de la pauvreté est fortement influencée par les relations de pouvoir et, comme l'explique Geremek, à chaque époque, il y a des pauvres "méritants" et des pauvres "non méritants", ceux qui doivent être aidés et ceux qui sont punis.
L'image de la pauvreté change radicalement avec le début de la révolution industrielle. On prend conscience que la pauvreté n'est pas un phénomène de la nature mais de la civilisation. François Ewald explique que c'est notamment la nouvelle conscience du risque qui est à l'origine de la première sécurité sociale. Les ouvriers - et les enfants - qui meurent à l'usine ne sont pas victimes d'une erreur individuelle, mais d'un risque industriel, d'où la nécessité d'une assurance collective.
Le mouvement syndical
D'ailleurs, il n'y a pas qu'en Europe occidentale que les travailleurs s'organisent et luttent pour de meilleures conditions de travail. Cela se produit également dans des pays comme le Mexique, le Chili, l'Argentine et l'Amérique centrale. De grandes grèves éclatent un peu partout, entraînant une forte répression et de nombreux morts.
Il suffit de se référer aux révoltes des "canuts" à Lyon, aux nombreux soulèvements paysans, au massacre d'Haymarket Square à Chicago en 1886, à la "Patagonia trágica" de 1920 dans le sud de l'Argentine, à la "grève générale" au Royaume-Uni en 1926, aux grèves des bananiers au Costa Rica, au Honduras et en Colombie contre United Fruit, pour n'en citer que quelques-uns.
Certaines de ces actions ont eu plus de succès que d'autres, mais il est clair que ce ne sont ni les employeurs, ni les gouvernements qui ont été heureux d'ouvrir leurs portefeuilles pour aider les travailleurs. Tous les droits existants sont le résultat d’une lutte, qui se déploie jusqu'à aujourd'hui.
D'ailleurs, les premiers fonds de solidarité mis en place fonctionnent grâce aux cotisations des travailleurs. Des fonds mutuels ont été créés pour s'entraider en cas de décès, de maladie ou de chômage. C'est principalement cette solidarité ouvrière qui était une épine dans le pied des employeurs, c'est pourquoi ils préféraient cotiser eux-mêmes et ainsi prendre le contrôle des fonds.
C'est précisément cette solidarité, cette richesse collective, qui a fait des travailleurs des propriétaires et donc des citoyens à part entière avec des droits, selon Robert Castel. Cette solidarité a provoqué la première fissure sérieuse dans le monopole capitaliste.
Après la Seconde Guerre mondiale, ce système a été étendu et rendu plus universel en Europe occidentale. Mais il ne s'agit en aucun cas d'un phénomène purement européen. Dans des pays comme le Chili, l'Argentine et l'Uruguay, des systèmes d'assurance sociale sont également développés dans les années 1920. En Asie, les systèmes de protection sociale étaient clairement orientés vers la poursuite du développement. En Afrique, par contre, il s'agissait d'une question de souveraineté nationale, et l'éducation était utilisée, par exemple, pour renforcer la cohésion nationale. Partout dans le monde, la justice sociale était à l'ordre du jour.
Rapports de forces politiques et économiques
En bref, si la colonisation est à l'origine de la richesse et de la domination mondiale de l'Europe occidentale, il est loin d'être certain que les États sociaux en soient une conséquence directe.
Les politiques sociales d'aujourd'hui sont avant tout le résultat du mouvement ouvrier qui s'est battu aux niveaux nationaux et internationaux pour donner une vie décente aux travailleurs qui ne possèdent que leur bras : salaires décents, interdiction du travail des enfants, limitation des heures de travail, des week-ends et des congés annuels, soins de santé, pensions, allocations de chômage... De nombreux travailleurs ont donné leur vie pour ces acquis fondamentaux.
Le fait que les premiers fonds de solidarité aient été remplacés par un système dans lequel les employeurs contribuent également et le gouvernement joue un rôle de régulateur est dû à l'intérêt bien compris des employeurs qui ont besoin d'une main-d'œuvre saine et stable. Pour les gouvernements, d'autres éléments ont également joué un rôle, comme la nécessité de disposer de soldats en bonne santé et, plus tard, la peur du socialisme et du communisme.
Aujourd'hui, la sécurité sociale est dans de nombreux cas gérés conjointement par les travailleurs, les employeurs et le gouvernement, ce qui signifie que les travailleurs ont une voix au chapitre dans tous les débats sur les droits économiques et sociaux.
Démantèlement et reconstruction néolibérale
Le passage de la charité à la solidarité, de l'aide aux pauvres à la protection sociale, a également tout à voir avec le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique, comme l'appelait Durkheim. La solidarité va au-delà de sa famille et de sa propre communauté. Aujourd'hui, nous sommes solidaires de personnes que nous ne connaissons pas. Pour le droit du travail, le système de négociations collectives est aussi une deuxième fissure importante dans le capitalisme car il limite sérieusement la marchandisation du travail.
Aujourd'hui, tout cela est en péril. Au cours des trente dernières années, les politiques sociales ont été victimes du néolibéralisme dominant. Les droits ont été érodés, l'accent a de nouveau été mis sur la pauvreté et quelques besoins fondamentaux.
Cependant, ce débat est entièrement entre les mains des économistes et des forces de droite. Ce sont eux qui proposent un "nouveau contrat social" au service du marché et qui ignore complètement les réalisations du mouvement ouvrier. La solidarité horizontale structurelle qui avait émergé des États sociaux est terminée. La gestion paritaire est passée par pertes et profits, et même les contributions des employeurs sont remises en question.
Dans ce contexte, il est particulièrement triste de constater qu'une partie de la gauche joue involontairement le jeu en associant la politique sociale au colonialisme et en la rejetant. La protection sociale, j'espère l'avoir montré, n'est pas une conséquence du colonialisme et reste désespérément nécessaire. Tous les gens, en tout temps et en tout lieu, ont les mêmes besoins et cherchent à les satisfaire de façons différentes. Mais une protection collective est nécessaire, de préférence sous forme de droits et de devoirs et avec solidarité, de la part de tous et pour tous.
Pour le XXIe siècle, il faudra sans doute repenser le concept de protection sociale et de justice sociale, mais c'est une tâche qui ne doit pas être oublié. Plus que jamais, le lien avec la justice environnementale et climatique doit être fait, et c'est précisément de cette manière que la protection sociale peut devenir véritablement transformatrice. En fin de compte, la déclaration plus que centenaire de la Constitution de l’Organisation internationale du travail reste valable : il ne peut y avoir de paix durable sans justice sociale.
Les millions de personnes qui descendent dans la rue aujourd'hui, partout dans le monde, demandent exactement cela : que leur dignité soit respectée, qu'elles puissent survivre dans un environnement sain, construire un avenir pour elles-mêmes et leurs enfants. Ceux qui croient en la nécessité de l'émancipation aujourd'hui continueront à défendre la modernité, les droits économiques et sociaux et la solidarité, contre vents et marées.
Maintenant que la crise de Covid-19 a une fois de plus mis en évidence notre interdépendance, la lutte pour la justice sociale est une urgence mondiale, de la même façon que la justice environnementale. Les deux vont de pair.