Bénédiction pratique qui a permis très tôt à l’humanité de fabriquer du pain, du vin, de la bière, de conserver le lait, les fermentations restèrent longtemps entourées d’un épais mystère. Le terme a été employé à tort et à travers pour désigner toutes sortes de transformations inexpliquées et aussi diverses que la digestion ou la formation de l’embryon. Si Lavoisier en a dévoilé le mécanisme chimique, on doit à Pasteur d’y avoir mis au jour le rôle des microorganismes. Non sans que le siècle suivant apporte de nouvelles surprises.

A la rentrée de 1856, tandis que Pasteur occupe depuis deux ans la fonction de doyen de la jeune faculté des sciences de Lille, M. Bigo, industriel et père d’un étudiant, vient lui exposer les soucis des distillateurs betteraviers : des vapeurs nauséabondes s’échappent des cuves qui produisent un alcool de mauvaise qualité au goût acide. Pasteur décide de relever le défi.

Les ferments, héritage alchimique

La matière se modifie sans cesse. Ce fait est trivial mais il intrigue, particulièrement lorsqu’il touche au vivant. Un tas de feuilles devient progressivement de l’humus, tout corps sans vie se décompose. Le jus de raisin donne le vin. Le phénomène s’étend aux aliments qui se convertissent curieusement dans la matière du corps d’une autre espèce : l’herbe se faisant tantôt lapin, vache ou sauterelle ! (voir dans cette revue De « l’âme nutritive » à la controverse sur la digestion) Il n’est pas jusqu’à l’œuf, issu de la rencontre des semences mâles et femelles qui, inorganisé en apparence, donne un être pourvu de tous les attributs de ses géniteurs : belle transformation énigmatique ! Or le terme fermentation s’est imposé pour désigner ces différents processus.

L’alchimie a posé l’existence des ferments, sans posséder la moindre idée de leur nature. Le chimiste Jan-Baptist Van Helmont (1579-1644) les a considérés comme créés au commencement du monde, chacun spécialisé dans une action particulière. Le terme de levure ne revêt pas d’autre signification que ce qui fait lever la pâte, et par extension l’agent de diverses transformations : un levain, un ferment.

Pour Van Helmont, la digestion est une fermentation et s’interprète comme une transmutation, notion léguée à l’alchimie par la thèse des quatre éléments de l’Antiquité, laquelle admettait qu’un élément pût se transmuter en un autre. René Descartes (1596-1650), opposé à cette idée, en proposa une explication mécaniste. Ce qui ne l’empêcha pas de désigner comme fermentation la fabrication du sang aussi bien que l’embryogénèse. Le vocabulaire est souvent trompeur.

Un processus strictement chimique ?

Tandis que le XVIIe siècle fut celui de la mécanique, le XVIIIe est le siècle de la chimie. On doit à Laurent Lavoisier (1743-1794), chimiste français, d’avoir établi cette équation de la fermentation vineuse (alcoolique) :

Sucre + Eau = Acide carbonique + Esprit de vin (Alcool)

Les effets de la fermentation vineuse se réduisent donc à séparer en deux portions le sucre qui est un oxyde, à oxygéner l’une dont dépend l’autre pour former de l’acide carbonique, à désoxygéner l’autre dont dépend la première pour en former une substance combustible qui est l’alcool, de sorte que, s’il était possible de recombiner ces deux substances, l’alcool et l’acide carbonique, on reformerait du sucre.

(Lavoisier, Mémoire sur la fermentation vineuse, 1788)

Il va plus loin, lui qui est passé maître ès mesures et pesées, et quantifie cette équation pour obtenir la composition chimique du sucre. Il écrit :

Dans une des expériences de ce genre qui m'a le mieux réussi j'avais employé :
Eau distillée : 10 Livres, 8 Onces, 0 Gros, 0 Grains
Sucre très-pur : 2 Livres, 8 Onces, 0 Gros, 0 Grains
Levure de bière sèche : 0 Livres, 0 Onces, 3 Gros, 0 Grains
Total : 13 Livres, 0 Onces, 3 Gros, 0 Grains
J’ai obtenu après la fermentation complète et après en avoir recueilli séparément les matériaux :
Eau contenant une petite portion d'acide végétal ou vinaigre : 10 Livres, 4 Onces, 1 Gros, 0 Grains
Esprit-de-vin pur et dépouillé d'eau autant qu'il le peut être : 1 Livres, 7 Onces, 5 Gros, 0 Grains
Acide carbonique ou air fixe : 1 Livres, 4 Onces, 2 Gros, 0 Grains
Levure sèche : 0 Livres, 0 Onces, 3 Gros, 0 Grains
Total : 13 Livres, 0 Onces, 3 Gros, 0 Grains

Il est clair que, la levure étant ressortie comme elle est entrée, je puis n'en tenir aucun compte ; je puis également retrancher dans cette espèce d'équation les quantités d'eau qui sont égales de part et d'autre, c'est-à-dire qui se sont trouvées les mêmes avant et après l'opération, et je puis par conséquent conclure que 3 onces 7 gros d'eau, plus 2 livres 8 onces de sucre, égalent 1 livre 7 onces 5 gros 18 grains d'esprit-de-vin, plus 1 livre d'acide carbonique.

(Lavoisier, Mémoire sur la fermentation vineuse, 1788)

Ayant trouvé à la fin le même poids de levure sèche qu’au début, il peut en conclure que celle-ci n’intervient pas dans la réaction. Car ce qui intéresse Lavoisier, chimiste, c’est la composition du sucre :

Il me suffira de dire qu'en dernier résultat j'ai eu, pour les parties constituantes de 2 livres 8 onces de sucre :
Hydrogène : 0 Livres, 3 Onces, 4 Gros, 49 Grains
Oxygène : 1 Livres, 8 Onces, 0 Gros, 54 Grains
Carbone : 0 Livres, 12 Onces, 2 Gros, 41 Grains
Total : 2 Livres, 8 Onces, 0 Gros, 0 Grains

On conçoit que j'ai dû m'empresser de vérifier ce calcul par voie d'expérience, et j'ai à cet effet entrepris une analyse du sucre beaucoup plus exacte qu'aucune de celles qui ont été faites jusqu'ici. (…).

(Lavoisier, Mémoire sur la fermentation vineuse, 1788)

Notons au passage que Lavoisier s’est trompé sur le rôle de l’eau du fait que l’alcool obtenu est partiellement aqueux. On sait à présent que l’eau n’intervient pas dans le bilan chimique, lequel s’écrit de nos jours :

C6H12O6 = 2 C2H6O + 2 CO2

Pour l’anecdote, Joseph Louis Gay-Lussac (1778-1850) et le baron Louis Jacques Thenard (1777-1857) referont les expériences de Lavoisier, sans pouvoir confirmer les rapports quantitatifs indiqués par l’illustre savant : ils n’hésitent pas alors à fausser les chiffres ! Illusion fortuite et néanmoins réelle, telle est l’équation de la fermentation établie par Lavoisier dont Pasteur dira :

Défectueux à l’excès dans ses déterminations numériques, il est admirable si on le considère du point de vue des idées générales et de la philosophie.

(Debré, 1994, p. 111)

Sans nier son rôle, Lavoisier ne s’est pas intéressé à la levure, cherchant à donner de la transformation du sucre une explication rationnelle et chimique : le sucre a été cassé et réaménagé en alcool et gaz carbonique. Pourtant sans levure, point de fermentation.

Quel rôle joue donc la levure ?

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, trois théories se disputent l’explication des fermentations. À la thèse strictement chimique de Lavoisier s’opposent celles des chimistes : allemand, Justus von Liebig (1803-1873) et suédois, Jöns Jacob Berzelius (1779-1848).


China

Si l’on sait cultiver, conserver et utiliser la levure depuis des millénaires, on n’a pas la moindre idée de sa nature. Comment imaginer qu’il puisse s’agir d’un organisme vivant tant qu’on ne dispose ni d’outil matériel pour l’observer, ni d’outil conceptuel pour se représenter l’existence d’êtres vivants « infiniment » petits. Les Anciens ont pourtant bien imaginé les atomes. Précisément cette vision atomique de la matière ne fut pas propice à l’émergence d’une microbiologie : pièces élémentaires de la matière, les atomes sont censés être accumulés et agencés de telle manière à fournir une formidable diversité de corps naturels, parmi lesquels les vivants accessibles à l’observation à « l’œil nu ». C’est dans ce cadre que le naturaliste Buffon (1707-1788) et d’autres avec lui pouvaient considérer le muscle, la peau, l’os ou le cerveau comme faits de l’assemblage d’atomes de muscle, de peau, d’os ou de cerveau. Notons que Buffon préféra l’usage de l’expression « molécules organiques vivantes » au sens banal de « petites masses » pouvant rappeler les « minimas » chez Aristote. Il prétendit les avoir vues sous le microscope.

Les instruments d’optique se perfectionnent en effet au cours de ce XVIIe siècle de la physique. Antoni van Leeuwenhoek (1632-1723), qui a sensiblement amélioré la microscopie, a reconnu la levure de la bière, comme de nombreux autres « animalcules » grouillant sous sa lentille. À peu près au même moment, Robert Hooke (1635-1703) observe les petites logettes d’une très fine couche de liège. En les baptisant cellules, il reste purement descriptif, la cellule moderne n’émergeant que vers le milieu du XIXe siècle. Au début de ce siècle l’ingénieur et physicien Charles Cagniard de Latour (1777-1859) observe le bourgeonnement de la levure et n’hésite pas à lui attribuer un rôle dans le dégagement du gaz carbonique. Peu après, Theodor Schwann (1810-1882), père de la théorie cellulaire, démontre le rôle de la levure vivante. En effet, traitée à l’arsenic, la levure n’agit plus. Tandis que chauffé, l’air n’induit pas la fermentation, ce qui invalide la position de Gay-Lussac sur l’action de l’oxygène ; on doit admettre que la chaleur a tué la levure.

Liebig et Berzelius ne sont guère impressionnés : l’ingérence du biologique dans une réaction chimique est jugée rétrograde, antiscientifique ! Le vitalisme a mauvaise presse parmi les physiciens et les chimistes. Liebig énonce pour sa part une explication dans le plus pur style mécaniste :

La levure de bière et en général toutes les matières animales et végétales en putréfaction reportent sur d’autres corps l’état de décomposition dans lequel elles se trouvent elles-mêmes ; le mouvement, qui par la perturbation de l’équilibre s’imprime à leurs propres éléments, se communique également aux éléments des corps qui se trouvent en contact avec elle.

(Debré, 1994, pp 112-113)

Il faudra la ténacité et la réputation d’un Pasteur pour venir à bout de leur résistance :

La fermentation n’est pas un phénomène simple, unique, mais très complexe, comme peut l’être un phénomène corrélatif de la vie, donnant lieu à des produits multiples, tous nécessaires.

(Debré, 1994, p. 116)

Comment va-t-il y parvenir et du même coup venir en aide aux industriels betteraviers, puis plus tard aux vignerons et aux brasseurs qui l’ont sollicité pour améliorer la qualité de leurs produits ?

Bibliographie

Debré Patrice, Louis Pasteur, Champs biographie Flammarion Paris 1994.
Zarka Yves, Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.
Zarka Yves, Lavoisier le chimiste français, Chemins de tr@verse 2015.