Comment remodeler un ensemble monumental moyennement satisfaisant pour affirmer une dimension de capitale ? Telle est la question que se posa Ottawa au début du XX° siècle, entre tutelle britannique et aspirations nationales.
Suite au Constitution Act de 1867, la Confédération canadienne appuya la création de chemins de fer transcontinentaux – infrastructures qui contribuèrent au développement d’espaces gigantesques. Cette construction d’une entité fédérale s’était déjà donnée à partir de 1859 un emblème architectural, avec les édifices du Parlement. Ceux-ci furent réalisés sur les dessins d’un émigré anglais, Thomas Fuller (1823-1898), dans un genre néo-gothique victorien. Or, cet ensemble – qui souffrit de complications au point que d’autres bâtisseurs furent appelés à la rescousse – ne pouvait rivaliser avec la forte synthèse du nouveau Parlement du Royaume Uni à Londres, récemment érigé par Charles Barry (1795-1860) et Augustus Pugin (1812-1852). Car Fuller ne disposait pas des mêmes capacités techniques et créatives, comme le prouvèrent ensuite ses autres déboires au Capitole de New York à Albany.
Ce chantier lui fut retiré suite à de graves problèmes structurels, et l’achèvement confié notamment à Henry Hobson Richardson (1838-1886). La meilleure formation de ce dernier, à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, lui permit une belle carrière – développant une solide variante nationale du néo-gothique. Fuller pratiqua au Canada un néo-gothique victorien continuant surtout les expériences du début de son siècle ; Richardson voyait dans les formes gothiques un instrument pour servir l’invention d’une culture américaine. Suite au scandale d’Albany, Fuller se replia pour de bon au Canada – où il finit sa carrière comme architecte en chef du Dominion. Malgré son aspect vite démodé, son Parlement canadien parvint néanmoins à fédérer l’opinion publique autour d’un symbole collectif occupant avec majesté ce beau site sévère au-dessus de la falaise et de la rivière des Outaouais.
Néanmoins, les équipements de la colline fédérale montrèrent progressivement leurs limites. Cela incita en 1906 le gouvernement à initier un nouveau concours pour un complexe ministériel attenant aux édifices existants. Les frères Edward et William Maxwell (respectivement 1867-1923 et 1874-1952), basés à Montréal, furent lauréats avec un projet assez horizontal d’une échelle raisonnable, entre actualisation du gothique Tudor anglais et symétrie à la française – le cadet s’étant justement formé à l’école des Beaux-Arts.
Or cet ensemble fut vite abandonné, suite à des motifs budgétaires et des désaccords politiques. Ces bâtisseurs québécois bâtirent toutefois en 1908 le Legislative Building de la province du Saskatchewan – selon un néo-classicisme plus conventionnel, tout en brillant dans le « style Château » de leurs belles demeures, gares, ou hôtels – notamment leur agrandissement vers 1920 du Château Frontenac à Québec, parachevant l’édifice initial fin XIX° siècle de leur confrère new-yorkais Bruce Price (1845-1903). Ainsi la tour centrale des Maxwell synthétisa avec force l’héritage gothique français avec l’esprit américain des gratte-ciels.
Entretemps, à Ottawa, l’érection en 1909 de l’hôtel Château Laurier relança les polémiques sur la faiblesse du service de l’Architecte en chef du Dominion. Cet opulent établissement donna lieu à des conflits entre les influents commanditaires du Grand Trunk Railway, à tel point que l’architecte initial, un new-yorkais, fut remplacé par le montréalais George Allen Ross (1878-1946) – aussi formé à l’Ecole des Beaux-Arts à Paris, et habile praticien du programme hôtelier à travers le Canada pour cette même organisation ferroviaire. Cependant, avec son vaste volume d’allure castrale, le Château Laurier menaça d’emblée les efforts fédéraux. Désormais, tout autre développement monumental sur le flanc Est de la colline parlementaire était bloqué.
Ceci exigeait donc une plus énergique réponse architecturale, en occupant la partie Ouest du rebord du plateau. Encore un concours en 1913 ! Pas trop rebuffés par l’abandon de leurs précédents plans, les Maxwell revinrent en lice, proposant cette fois trois édifices distincts encadrant une esplanade. Plus monumental, le tout équilibrait masses classiques et éléments gothiques, une haute tour au centre avec horloge servant de signal civique. John Lyle (1872-1945), un autre canadien formé à Paris envoya un très Beaux-Arts projet, dénotant son expérience du genre à New York avant son installation à Toronto. Cependant, cette conséquente compétition attira aussi des bâtisseurs actifs au Royaume Uni. Ainsi, l’Ecossais Thomas Moodie (1874-1948), après avoir tenté sa chance en Afrique du Sud au service des chemins de fer, proposa un édifice compact, avec une élancée tour centrale d’allure assez religieuse. Ici l’assimilation du néo-gothique modernisé par la variante écossaise du mouvement Art and Crafts servait d’armature esthétique. Réputé pour ses sobres demeures de campagne, Charles Voysey (1857-1941) fit étrangement avec ce concours peut-être sa seule tentative de s’imposer dans le domaine de l’architecture publique – sans pour autant modifier son approche simplifiée du gothique vernaculaire ! Or toutes ces propositions risquaient bien d’être elles aussi des coups d’épée dans l’eau.
Car le gouvernement avait auparavant requis les services d’Aston Webb (1849-1930) pour un avant-projet préliminaire. Avec son Victoria and Albert Museum, son remodelage du Buckhingham Palace et son Admiralty Arch, Webb était alors parmi les plus influents bâtisseurs britanniques. Il ignora donc avec superbe l’approche contextuelle, envisageant un vaste complexe monumental dans un goût wrenaissance dérivé des ensembles XVII° siècle du Greenwich Naval Hospital, spécialement dans les dômes se répondant visuellement. Le tout aurait miniaturisé les bâtiments en gothique victorien de Fuller, imposant un irrémédiable contraste esthétique.
Décidément fâchées avec les compétitions, les autorités canadiennes hésitèrent sur la marche à suivre, consultant ensuite l’urbaniste américain Edward Bennett (1874–1954). Lui aussi issu de l’école des Beaux-Arts, il était parmi les plus ardents acteurs du mouvement City Beautiful pour améliorer l’apparence et le fonctionnement des cités d’Amérique. Néanmoins, Bennett jugea avec sévérité les projets reçus, dont ceux de Webb, plaidant pour une harmonie stylistique faisant écho aux ensembles néo-gothiques existants via « des silhouettes marquées, des toits pentus, des pavillons et des tours ». Pourtant, son travail sur le tissu urbain resta à son tour essentiellement lettre morte.
Bientôt un accident bouleversa cette situation stagnante. De fait, l’incendie du bâtiment parlementaire central en 1916 obligea à faire face. Seule la solennelle bibliothèque circulaire à l’arrière échappa au brasier. La volonté de conserver les murs calcinés céda devant l’évidence : une reconstruction s’imposait.
Le désir de rétablir avec rapidité cet équipement si symbolique, d’autant plus en pleine guerre mondiale, balaya l’hypothèse d’un énième concours. Ceci posait le problème des bâtisseurs à nommer d’office. Les malheureux participants des consultations précédentes semblent avoir été d’emblée exclus – pour éviter toute accusation de favoritisme ? Pendant qu’en Europe le premier conflit dévorait tant de vies, au Canada les guerres du gothique continuaient dans les coulisses ! Le comité parlementaire constitué pour l’occasion choisit John Pearson (1867-1940) et Jean-Omer Marchand (1872-1936). Anglophone actif à Toronto, où il signa plusieurs édifices de l’université, le premier continuait les tendances britanniques au Canada. Le second, francophone de Montréal qui compléta sa formation sur les bancs de l’école des Beaux-Arts à Paris, coopéra avec les milieux catholiques québécois. Inédit, leur tandem ressemble à une alliance de circonstance, animée par des motifs diplomatiques pour satisfaire deux communautés linguistiques – aux relations notoirement difficiles. Un tel Jugement de Salomon pouvait-il donner lieu à de bons résultats architecturaux ? Contre toute attente, ce duo trouva un équilibre décent.
Marchand et Pearson restèrent donc largement fidèles à l’œuvre de Fuller, reprenant les mêmes matériaux. Mais ils retravaillèrent le plan, les façades et masses. Ces architectes doublèrent la superficie des salles d’assemblées et des bureaux, parvenant à une pratique organisation en grille – sens Beaux-Arts du plan apporté par Marchand ? – avec quatre grands espaces de réunion, et un hall d’entrée plus majestueux. Le tout d’une tonalité néo-gothique assez ecclésiastique. Quatre tourelles furent ajoutées à l’arrière de l’ensemble, pour mieux équilibrer la masse de la bibliothèque avec la tour de façade. Celle-ci fut reconstruite selon un dessin bien plus élancé et un meilleur purisme formel que celle disparue dans les flammes, créant un fort signal civique, où les allures religieuses et une horloge monumentale répondaient en cousin canadien du Big Ben londonien.
L’achèvement du nouvel édifice central en 1927 précéda de peu le statut de Westminster, qui consacra la souveraineté législative du Canada – désormais doté d’un éclatant symbole architectural. Si l’usage du néo-gothique poursuivait certes une dépendance formelle avec la tutelle anglaise, les lignes bougeaient toutefois vers une évolution américanisée.
Cette ambivalence s’exprima dans deux autres massives additions à la colline parlementaire. Malgré les efforts de Marchand et Pearson pour améliorer les capacités d’accueil du Parlement, l’augmentation des nécessités spatiales de la bureaucratie exigèrent rapidement d’autres ajouts, d’une échelle plus conséquente.
Dès 1928 furent mis en œuvre les édifices de la Confédération et de la Justice, sous la direction de l’architecte en chef du Dominion – Thomas W. Fuller (1865-1951), fils du premier auteur du Parlement. Ces constructions occupèrent le site envisagé par les projets des précédents concours avortés. Leur volumétrie et hauteur entraîna l’utilisation de structures métalliques, dissimulées derrière un parement en pierre. Structurellement, ceci répondait aux gratte-ciels américains. Stylistiquement, cela se fit via un néo-gothique globalement plus sobre. Ce malgré l’allure de château des faux mâchicoulis, des hautes toitures couvertes de cuivres, et des tours coiffées en poivrières… Ces deux bâtiments résolurent le déséquilibre créé par le Château Laurier de l’autre côté de la colline parlementaire. Cependant, la continuation de ce style castral valut à Fuller de cinglantes critiques, la presse vilipendant son travail comme démodé et même puéril.
Cet accueil glacial conduisit peut-être à la rupture esthétique du siège de la Cour Suprême du Canada en 1938. Là, le montréalais Ernest Cormier (1885-1980) – autre diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts – dessina une sorte de château du XVII° siècle français, dont il modernisa néanmoins les façades selon un vocabulaire plus Art Déco. Ses hautes toitures en cuivre furent pourtant une concession faite au nouvel urbaniste en chef d’Ottawa, le Français Jacques Gréber (1882-1962) – qui avait auparavant œuvré au Parkway de Philadelphie. Prenant en compte le contexte monumental, celui-ci considérait que les toits pentus d’esprit gothique devaient perdurer, tout en appelant aussi à l’usage de formes plus libres et de pierres claires.
Les projets abandonnés achoppèrent sur diverses indécisions, et les réalisations accomplies alternèrent entre discordes esthétiques et attachement à l’existant. Bien que les ensembles parlementaires néo-gothiques poursuivirent au XX° siècle une vision architecturale anachronique, ils furent une réponse anglo-canadienne aux transformations successives du Capitole américain. Si Washington se remodela également selon une logique City Beautiful Beaux-Arts, à Ottawa d’autres professionnels aussi sous l’influence du même modèle cherchèrent dans les formes gothiques une symbolique différente.
Là le souvenir des toits et flèches médiévales ne releva pas de la seule nostalgie, mais aussi du désir de réaffirmer un lien organique entre l’origine européenne et son prolongement canadien. Dans cet étrange assemblage, les conflits de formes participèrent à l’invention d’une acérée chimère urbaine, visant à lier des peuples distincts dans la même fragile communion.