Chacun a entendu parler de l’oxygène et croit savoir ce que c’est. Le terme n’en est pas moins étonnant, aux allures de faux ami accusé de « mentir comme il respire ». Si le premier terme a disparu du paysage et si le second semble familier par son sens actuel proche d’énergétique, leurs destins à tous les trois se sont curieusement croisés. A ce carrefour, l’histoire a reconnu en la personne de Lavoisier celui qui a tout à la fois fait disparaitre le premier, élevé le second au rang de concept au sort incertain et forgé le terme du troisième. Nous allons voir ici comment tout cela a commencé et a plus ou moins bien ou mal fini. Ou plutôt, devrions-nous dire, s’est transformé, à l’instar de la célèbre formule faussement attribuée au même Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
La première partie a décrit l’apparition et la fin du concept de phlogistique. Forgé par le chimiste allemand Stahl à partir de 1702, il désigne un mystérieux principe qui serait contenu dans les métaux et en partirait lorsqu’ils sont calcinés en leur chaux. Mis en doute d’après des expériences datant du siècle antérieur, il reste pourtant en vigueur jusqu’à ce que Lavoisier, qui n’y croit guère, lui porte le coup fatal à partir de 1783. Car plusieurs chimistes en Europe avaient déjà suspecté l’air de jouer un rôle dans la calcination et dans les combustions. Or tant que l’air est considéré comme un élément, on peine à comprendre en quoi il pourrait intervenir. Pourquoi seule une partie de l’air semble se fixer sur le métal au cours de sa calcination, comme le montrent les mesures effectuées ? Comment se fait-il que le brillant chimiste anglais Priestley s’accroche toujours au phlogistique ?
Quand l’élément se révèle mélange
Depuis l’Antiquité on n’avait cessé d’affirmer que l’air est un élément : non composé, non mélangé sauf par contamination ; au même titre que l’eau, le feu et la terre. Le doute s’installe avec l’étude des gaz au XVIIe siècle. Jan Baptist Van Helmont (1577 – 1644) avait recueilli le « gaz sylvestre » et proposé le mot gaz à partir du grec chaos. Ce même gaz fut caractérisé par Joseph Black (1728 - 1799) vers 1754 à partir de la pierre calcaire, d’où l’autre nom qui lui fut donné : « acide crayeux aériforme » (gaz carbonique). Au début des années 1760, Cavendish avait isolé « l’air inflammable », que Priestley pensa un temps pouvoir faire correspondre au phlogistique.
Dans les laboratoires où la collection des gaz commençait à s’étoffer, la position consistant à soutenir que l’air atmosphérique est un corps simple devenait intenable. Mais il y a encore loin pour concevoir l’oxygène. Lavoisier est un « maniaque » de la mesure. Il a fait construire un arsenal impressionnant d’appareils et de balances de précision ; on a recensé à sa mort pas moins de 13 000 appareils de chimie dans son laboratoire. En procédant à la calcination du mercure, Lavoisier constate, comme d’autres avant lui, que l’air, situé dans une enceinte fermée, a perdu environ 1/6 de son volume tandis que la chaux mercurielle formée a augmenté de poids par rapport au métal primitif. Il y a donc quelque chose de l’air qui a dû se fixer au métal. Il note à propos de l’air restant :
Cet air, ainsi diminué, ne précipitait nullement l’eau de chaux ; mais il éteignait les lumières, il faisait périr en peu de temps les animaux qu’on y plongeait, il ne donnait presque plus de vapeurs rouges avec l’air nitreux, il n’était plus sensiblement diminué par lui, en un mot il était dans un état absolument méphitique.
(Giordan A. (sous la dir.), Histoire de la biologie, Technique et Documentation – Lavoisier Paris 1989)
On reconnait là l’azote, nom préféré par Lavoisier à celui de nitrogène (dont on a conservé le symbole N) donné par ses inventeurs en 1772. Il est donc établi que l’air est au moins formé de deux constituants : l’air qui permet la respiration ou « air éminemment respirable » et l’air inerte, une mofette (gaz nocif) impropre à la respiration.
Du rôle de l’air à l’action de l’oxygène
Il est devenu possible de produire cet air éminemment respirable. En chauffant du salpêtre comme l’avait fait Cornelis Drebbel, en chauffant de la chaux de manganèse avec du vitriol, d’où le nom « air de vitriol » qui lui est donné par l’allemand Carl Scheele. Toutefois, est-on bien certain de désigner le même corps quand on parle d’air vital, d’air déphlogistiqué, d’air de vitriol ou encore d’air fixe (celui qui s’est fixé au métal dans la calcination) ?
Avec les mêmes expériences et les mêmes résultats, Lavoisier et Priestley divergent totalement dans leurs interprétations :
Rassemblant les diverses pièces du puzzle, Lavoisier parvient à considérer que ce même air ou gaz, qui constitue une partie de l’air atmosphérique et non sa totalité, qui permet aux animaux de respirer, est celui qui se fixe sur les métaux lors de leur calcination et celui que l’on peut récupérer en chauffant les chaux. Son raisonnement est renforcé par l’exemple de l’acide vitriolique (on dit plutôt de nos jours sulfurique). La thèse classique, enseignée notamment par le professeur Macquer au Jardin du Roi, est qu’il s’agit de soufre phlogistiqué. Pour Lavoisier, c’est du soufre qui a fixé cette partie éminemment respirable de l’air. Le vitriol, soufre oxygéné, étant un acide, Lavoisier généralise abusivement : l’air vital confère la propriété acide.
Le mot oxygène nait donc sur un malentendu. Lavoisier parle d’abord de « principe oxigine » : du grec oxi = acide et gine = qui est à l’origine, avant de proposer l’orthographe définitive qui a fait sa fortune. On aura su depuis que ce n’est pas la présence d’oxygène qui confère l’acidité, quoique plusieurs acides en contiennent.
Avec « son » oxygène, Lavoisier n’a pas juste nommé un constituant de l’air. Il a créé un concept qui va ouvrir de nouvelles perspectives à la chimie. Le vocabulaire a aussi cette vertu. Pour autant, l’oxygène de Lavoisier n’est pas le gaz dioxygène moderne de formule O2 : il demeure un élément de base qui se trouve être en même temps l’un des constituants de l’atmosphère. Qui oserait alors soupçonner l’existence d’une molécule diatomique dans un monde scientifique où le concept d’atome est marqué par son histoire ? Lorsque Lorenzo Avogadro (1776 - 1856) énoncera cette hypothèse en 1811, il ne recueillera que scepticisme au mieux, hostilité au pire ; c’est seulement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que cette idée s’imposera progressivement. A la veille de la Révolution française qui lui coûta la vie, Lavoisier a-t-il opéré cette révolution de la chimie qu’il appelait de ses vœux ou s’est-il contenté de clore un chapitre ?
Sortie par la porte, la matière du feu rentre par la fenêtre
En effet l’oxygène est loin d’avoir réglé son compte à la « vielle chimie ». S’il a eu l’immense mérite d’offrir une base à la réforme de la nomenclature chimique dont « l’école » de Lavoisier est le chef de file, un autre sujet reste, si l’on peut dire, dans l’obscurité : celui du feu.
Car même moribond, le phlogistique n’a pas dit son dernier mot. On s’attendrait à ce que ce soit la physique qui s’attelle à la question de la lumière et de la chaleur, il faudra attendre le siècle suivant. Pour l’heure, la chimie reste marquée par « l’élément feu » de l’Antiquité. Or Lavoisier qui, avec l’analyse chimique, a fait changer le statut de l’air et celui de l’eau, entend s’attaquer au statut du feu. Pour lui en effet, à la suite d’autres du reste, l’élément n’est plus un principe abstrait mais simplement le dernier terme connu de l’analyse. Aura-t-il tenu cet engagement ?
Un morceau de bois qui brûle libère des flammes – lumière – et de la chaleur. L’interprétation conforme à la théorie de Stahl voudrait que le combustible libère le phlogistique qui y était contenu. Or Lavoisier non seulement est opposé à ce concept, mais sait que l’air – ou plutôt son oxygène – en est l’agent ! Il sait aussi que la combustion, lorsqu’elle est complète, libère du gaz carbonique et de la vapeur d’eau. D’où viennent alors la lumière et la chaleur ? Voici comment il résout ce problème :
L’air est composé, suivant moi, de la matière du feu comme dissolvant, combinée avec une substance qui lui sert de base et en quelque façon qui la neutralise ; toutes les fois qu’on présente à cette base une substance avec laquelle elle a plus d’affinité, elle quitte son dissolvant ; dès lors la matière du feu reprend ses droits, ses propriétés, et reparaît à nos yeux avec chaleur, flamme et lumière.
(Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie)
L’idée n’est pas neuve, l’anglais Black avait déjà énoncé l’idée du calorique que Lavoisier reprend à son compte.
Ce faisant, il déroge à sa doctrine opposée aux principes hérités de la vieille chimie. Lui qui avait moqué le phlogistique assume pourtant cette contradiction :
(…) Que le calorique (matière de chaleur) est un principe constitutif des fluides, et que c’est à ce principe qu’ils doivent leur état d’expansibilité, leur élasticité, et plusieurs autres des propriétés que nous leur connaissons.
(Mémoires de l’Académie des sciences, année 1789, p. 185)
Au reste, si le mot phlogistique n’avait pas été déjà pris, Lavoisier n’aurait sans doute pas hésité à l’employer pour désigner cette « matière de la chaleur » qu’il nomme calorique, avatar de la « matière du feu ». Son contemporain Pierre Simon Laplace (1749 – 1827), avec qui il a travaillé, a critiqué cet énigmatique calorique, au statut hybride de principe et d’élément sans masse. Laplace opta pour une explication par la Physique, qui restait à venir.
Au fond, Lavoisier a été un maitre des mots. Il a rejeté le vieux phlogistique au profit du couple oxygène et calorique. Car si Priestley a mis en évidence l’oxygène sous le nom d’air vital ou air déphlogistiqué, c’est Lavoisier qui l’a nommé. Il a récusé la notion de principe issue de l’Antiquité et de l’alchimie, tout en créant deux principes : oxigine et calorique. Or c’est grâce à l’oxygène qu’il a révisé la nomenclature chimique, telle que nous la connaissons encore pour l’essentiel de nos jours. Un tour de force !
Sources et références
Bensaude-Vincent B., Lavoisier, Flammarion, 1993.
Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, Ed La Découverte, Paris, 1995.
D. Conner C., Histoire populaire des sciences, Éditions L’Échappée, 2011 (traduction de l’édition originale A People’s History of Science : Miners, Midwives, ad « Low Mechanics », Nation Books, New York, 2005.
Giordan A. (sous la dir.), Histoire de la biologie, Technique et Documentation – Lavoisier, Paris, 1989.
Lavoisier L., Traité élémentaire de chimie.
Vidal B., Histoire de la chimie, P.U.F. Que sais-je ?, 2ème édition mise à jour, 1998.
Zarka Y., (avec la collaboration de M-F Germain) Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.