Quand Staline n’était alors qu’un simple agitateur révolutionnaire, il publia un article sur le marxisme et les questions nationales. Parvenu au pouvoir, appliquant le programme défini dans ce texte, il masqua sa tyrannie sous divers prétextes prétendant que l’URSS protégerait les droits des peuples et réveillerait leurs cultures…
Ainsi il créa en 1934 l’Institut d’ethnographie, afin d’étudier les traditions et modes de vie des nombreux peuples rassemblés sous la bannière soviétique. Les ethnographes eurent au passage un rôle politique plus direct, en finalisant les frontières des Républiques soviétisées d’Asie centrale, comme le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
Ensuite, les architectes actifs dans les capitales de ces pays furent encouragés à construire des bâtiments capables de montrer que l’URSS équipait avec soin ces territoires, tout en reprenant avec habileté quelques éléments des cultures locales. L’objectif était clairement idéologique : convaincre les populations que l’administration à Moscou respectait leur identité.
Par exemple, au Tadjikistan – pays très largement montagneux, disposant de capacités agricoles jusqu’ici bien modestes – la capitale, Douchanbé, bénéficia durant les décennies 1930-1950 de budgets assez conséquents, qui permirent de construire une ville digne de ce nom. Tandis que les logements et les écoles se limitèrent à des architectures simples, plusieurs équipements indispensables à la vie sociale furent conçus en synthétisant des compositions classiques avec des détails issus de la culture tadjike traditionnelle.
Commencé en 1939 et achevé en pleine Seconde guerre mondiale, l’Opéra de Douchanbé est typique de ce singulier assemblage créatif. Dessiné par Dmitri Bilibin, V.D. Golli, A.A. Longer – des architectes russes – cet Opéra témoigne avec éloquence de la politique stalinienne de développement de la culture musicale. Curieusement, Staline négligea le fait que l’opéra avait été un genre musical très bourgeois, considérant que le temps était venu pour le prolétariat d’apprécier à son tour les grands airs de Verdi et les ballets de Tchaïkovski… Sans oublier les opéras de compositeurs soviétiques, vantant bien sûr la Révolution !
Tandis que les traités d’architecture de l’antiquité et de la Renaissance considéraient l’ordre ionique comme « asiatique », les architectes staliniens se souvinrent de cette curieuse définition ethno-architecturale, dessinant des colonnes avec des chapiteaux ioniques exacerbant leur caractère supposément asiatique. Plus qu’une concession esthétique aux élites locales, ce fut un principe formel qui guida la conception de tout l’édifice. Les amples panneaux de plâtres décorant le monumental escalier d’honneur s’inspirent ainsi des monuments samanides de Boukhara. De même, tous les plafonds peints de l’Opéra rappellent les ornements des tapis orientaux… Le résultat mêle avec habileté splendeur classique et délicatesse tadjike. Malgré le charme du bâtiment, le petit musée y présentant un choix d’archives révèle des coulisses beaucoup moins sympathiques. Sur les albums photos, les visages des danseurs ou musiciens condamnés par les organes de répression ont été effacés…
Bâtie dans les années 1950, la Maison de Thé Rohat est l’œuvre de deux architectes russes, Konstantin Terletski et Danil Guendlin, qui coopérèrent avec leur collègue tadjik Mirzorahmat Alimov. Ce trio a donc recherché une plus grande fidélité aux coutumes locales. Avec une colonnade ouverte, sa galerie permet une utile ventilation naturelle, rafraîchissant les clients. Tandis que les murs s’ornent de panneaux de plâtre aux motifs abstraits dans la tradition islamique, les graciles colonnes portent un charmant plafond peint aux vives couleurs, continuant le style tadjik ancien. Avec son espace ouvert et son décor abstrait, cette maison de thé actualise avec finesse la pratique orientale de la dégustation de cette boisson chaude.
Plus imaginatif encore, le Pavillon d’entrée du Jardin Botanique assemble des souvenirs de l’architecture perse de l’empire achéménide avec des détails égyptisants, ainsi que des mosaïques de genre samanide, comme à Boukhara… Surprenant collage culturel, peut-être un peu incohérent, mais délicieux visuellement ! Pour le moment, je n’ai pas encore identifié les auteurs de cet édifice. J’espère que des amis tadjiks pourront m’aider à retrouver leurs noms, pour enfin célébrer la mémoire de ceux qui ont créé ce petit bijou artistique.
Cependant, il ne faut pas s’y tromper : ces bâtiments sont la façade aimable, qui cache derrière leur élégance les fautes d’un régime totalitaire. Bien que fondée sur un idéal humaniste, l’URSS a dégénéré en une monstruosité criminelle. Aussi, la contemplation de ces monuments reste ambiguë.
D’un côté, par son cynisme glaçant, Staline a provoqué d’innombrables morts. Mais ces monuments témoignent aussi de la complexe créativité culturelle de son régime, si désireux de créer une puissante culture globale. Derrière son cruel appétit de pouvoir, cet universalisme revendiqué a néanmoins permis parfois d’étonnants particularismes.