La Chine connut plusieurs grands bouleversements politiques pendant la première moitié du XX° siècle. Entre la chute de l’empire en 1911 et la proclamation de la République populaire de Chine en 1949, les luttes de pouvoir furent féroces. Le parti nationaliste du Kuomintang réussit un temps à maintenir un gouvernement, envisageant même la création d’une nouvelle capitale à Nanjing. Malgré la guerre civile, quelques édifices symbolisant ce régime furent construits vers 1928. Déjà auteur de campus au Japon et en Chine, l’architecte américain Henry Murphy (1877-1954) fut l’un des principaux artisans de cette nouvelle Nanjing – promouvant une version chinoise du style Beaux-Arts, alliée à l’usage moderne du béton.
Lui et ses élèves chinois actualisèrent là une tradition nationale aux conditions technologiques de l’époque. Ces réalisations lancèrent une vague de conséquents travaux urbanistiques à travers le pays, dans l’espoir que les accomplissements architecturaux précéderaient la stabilisation politique. En cela les Chinois répétèrent la stratégie de Lincoln, qui pendant la guerre civile américaine fit audacieusement poursuivre les travaux du Capitole de Washington. Afin de contrebalancer l’influence américaine, britannique et française de la concession internationale, les autorités nationalistes voulurent faire du nouveau centre civique de Shanghai une réponse chinoise aux architectures coloniales. Pour ce faire, il fallait un bâtisseur chinois maîtrisant à la fois les méthodes architecturales étrangères et la tradition de son pays.
La perle rare fut trouvée avec Dong Dayou (1899-1973). Diplômé de l’Université du Minnesota, il connaissait bien les grandes compositions urbaines d’esprit Beaux-Arts. Un an après son retour des USA, il présida en 1929 l’association chinoise des architectes. Nommé cette même année conseiller à la commission de planification municipale de Shanghai, Dayou révisa les projets existants pour leur donner une meilleure cohérence spatiale. En cela il médita le souvenir des plans de son maître Cass Gilbert (1859-1934) pour diverses universités américaines. De même, le plan général du nouveau district montre son intérêt pour les théories anglaises des cités-jardins.
Sur cette ample armature urbaine, Dayou plaça plusieurs équipements collectifs utiles. D’abord, l’Hôtel de ville fut conçu en s’inspirant du style Ming du début du XV° siècle. La Salle de l’Harmonie Suprême de la Cité Interdite servit de source explicite, Dayou déclarant que l’extérieur était une adaptation du style palatial traditionnel de Pékin.
L’architecte eut plus de liberté dans les autres édifices, équilibrant références au passé impérial chinois et adaptation au style Art Déco américain. Ainsi la Bibliothèque et le Musée sont conçus avec un sens des volumes simplifiés, l’ornementation se concentrant sur des détails mêlant symbolique chinoise ancienne et abstraction moderne. Cependant, les pavillons d’entrée furent dotés de toitures complexes reprenant l’esthétique Ming, inspirées des tours d’angle des remparts de la Cité interdite. Ces œuvres synthétisent donc deux cultures, réaffirmant la grandeur chinoise tout en intégrant les recherches contemporaines étrangères.
Quant au Stade, lui aussi rappelle les équipements que Dayou put voir en Amérique, comme ceux des campus d’Harvard, Princeton et Berkeley. Alors que les Jeux Olympiques redevenaient des évènements internationaux considérables – comme le prouvèrent bientôt ceux de Berlin 1936 – la Chine voulut également se doter de grands équipements sportifs répondant aux meilleurs standards de l’époque. Afin d’atténuer cette dépendance envers des modèles américains, Dayou chercha à souligner le caractère chinois des portes du stade. Leur monumentalité s’inspire à nouveau des remparts de la Cité interdite.
La réalisation la plus originale reste toutefois l’Immeuble de l’Aviation civile chinoise. Ici Dayou abandonna les charpentes historicistes, utilisant au maximum le potentiel de formes géométriques abstraites. Seules les balustrades du toit rappellent celles du Temple du Ciel à la Cité interdite. Le plan imita bizarrement la silhouette d’un avion ! Ensuite les lignes courbes des murs jouent sur un curieux mimétisme avec le fuselage des appareils aériens… Plus que des fantaisies, ces éléments signifient bien la fonction du bâtiment.
D’ailleurs, ce goût des coques architecturales se retrouve dans la propre maison de Dayou – qu’il construisit en 1935, pendant les chantiers du centre civique. Cette demeure mixe joliment rambardes Art Déco en acier, et abstraction formelle du Bauhaus. Dernier témoignage de sa connaissance de l’actualité mondiale !
Car l’histoire rattrapa violemment ces ambitieux plans urbains. L’invasion japonaise de 1937 arrêta les chantiers, laissant le nouveau district inachevé. Cette courte parenthèse transforma pourtant durablement Shanghai, redonnant l’initiative créatrice aux Chinois.
Dong Dayou survécut à la guerre, mais son destin ultérieur est plutôt triste. S’il obtint en 1955 un poste d’ingénieur en chef à l’Institut d’architecture de Pékin, il n’eut plus jamais l’occasion de bâtir d’autres monuments. Pire encore, il fut persécuté pendant la soi-disant révolution culturelle. Les gardes rouges ne voyant en lui qu’un vestige de l’autorité académique réactionnaire…
Paradoxal vocabulaire d’inquisiteurs ! Puisqu’il aurait aussi pu viser les premières grandes réalisations architecturales de la République Populaire de Chine. De fait, l’approche Renaissance chinoise de la Shanghai nationaliste fut très similaire à celle employée en 1958 par Zhang Bo (1911-1999) ou Zhao Dongri (1914-2005) pour concevoir les édifices surnommés les Dix Grands Monuments de Mao à Pékin – glorifiant eux le nouveau régime communiste. Mais ceci est une autre histoire.