Que l’on ne s’y trompe pas : en dépit de son nom, Otani Workshop ne désigne pas un collectif d’artistes mais un sculpteur singulier, éminemment singulier, devenu le représentant majeur de la céramique japonaise. Des têtes silencieuses et littéralement exorbitées, des personnages levant les bras comme des orants, des doigts d’honneur monumentaux, des vases anthropomorphes, des enfants, des animaux, des terres, des bronzes : le bestiaire d’Otani Workshop est un monde en soi, un monde où confluent les songes et les contes, les fantasmes et les rêveries, un monde où triomphent l’imagination reine et le geste roi, quand les forces et les formes se rencontrent. Né en 1980, Otani Workshop connaît par cœur la tradition. Parce qu’il en a appris la puissance lors de sa formation artistique. Parce qu’il a sillonné l’archipel une année durant, à la recherche de ses formes souveraines et de ses matières premières. Parce qu’il est japonais, et comme tous les Japonais, sait combien le passé inocule le présent de son venin, sait combien il y a, sous ses pieds et derrière son épaule, des leçons de modernité.
La terre est son royaume. Pas n’importe laquelle : la terre de Shigaraki, cette capitale de la poterie, universellement réputée pour la qualité de son argile, extraite localement. De cette terre meuble, dont d’anonymes artisans extraient des songes depuis le Moyen-Âge, Otani Workshop sait le pouvoir médusant, qui le voit travailler du soir au matin et se réveiller chaque heure de chaque nuit pour veiller sur le four d’où sortiront bientôt des céramiques de plus en plus monumentales.
Avec leurs contours adoucis, avec leurs traits rudimentaires, avec leurs gestes engourdis, presque automatiques, avec leur silhouette fruste, comme naïve, les figures dressées par le Japonais semblent issues de l’enfance. Non pas une enfance douceâtre ou guimauve, mais une enfance muette et inquiète, une enfance impénétrable et poétique, une enfance de l’art que Takashi Murakami devait inévitablement plébisciter, jusqu’à la défendre et la révéler. Tandis que les bronzes trahissent une virtuosité technique, avec leur ciselure fine et leur patine délicate, les céramiques d’Otani Workshop dessinent un univers proprement merveilleux, ce même merveilleux qui, irriguant les contes, laisse celles et ceux qui lisent, regardent et écoutent comme égarés parmi leurs rêves.
Depuis leur face mutique, depuis leur triangulation élémentaire – nez, bouche, yeux –, que veulent nous dire ces êtres insondables, tantôt appesantis dans des rêves au bois dormant, tantôt éveillés comme des pantins ? Gisants, orants, automates, Pinocchio, tanuki, ces bonshommes sont-ils si indolores qu’ils en ont l’air ? Face à leurs gestes pétrifiés, face à leurs craquelures et leurs fêlures, ne penset-on pas à cette mort capable d’engloutir et d’ensevelir, comme à Herculanum et Pompéi ? Ne devine-t-on pas que l’île Awaji est traversée par la faille de Nojima, à l’origine du tremblement de terre de Kobe, en 1995 ? Ne voit-on pas que cette enfance est aussi immémoriale et fragile ? Ce n’est pas un hasard si Otani Workshop agrège à sa terre des matériaux de récupération – bois, métal, rebus divers. Il œuvre après la tornade, après le drame. Ses œuvres intègrent l’écume du monde. Elles sont ce qui reste alors qu’il n’y a plus rien, ou presque plus rien. Rien d’autre que de la terre, des formes éternelles, des souvenirs enfouis. Premiers matins du monde où l’humanité se remet en branle après la tragédie. Comme chez Hokusai, lorsque les cerisiers refleurissent après le tsunami de la Vague… Par conséquent, la scénographie de l’exposition est exclusivement composée d’éléments naturels ou réutilisés – planches et lattes, bois oubliés et bois flottés.
Réinvestissant des débris de monde, qu’ils soient usés ou usagés, l’artiste livre ainsi une profonde réflexion sur l’appropriation et la récupération, conférant aux objets une seconde vie, un second souffle, loin de toute neutralité et de toute impersonnalité.
Ce langage scénographique singulier, privilégiant les formes naturelles et les matériaux rudimentaires, exhausse parfaitement les bronzes et les céramiques, comme enfantés par une gigantesque terre nourricière et matricielle. Pénétrer dans l’exposition d’Otani Workshop, c’est donc accepter de pénétrer dans un monde, dans un univers, dans le ventre la mère ou de la baleine, dans une chambre d’enfant, dans une grotte primitive où priment le silence, le secret et l’étrange. Et la galerie Perrotin de devenir un antre fabuleux…
(Colin Lemoine)
Né en 1980 dans la préfecture de Shiga, au Japon, Shigeru Otani fait ses gammes à l’université des arts d’Okinawa, où il prend tôt la mesure de la pauvreté qui guette alors nombre de jeunes artistes. Fort de ce constat, le jeune étudiant entreprend un voyage d’une année dans l’archipel, manière de se familiariser avec les musées, les temples et les cimetières, manière de déjouer la morne sédentarité et, avec, la triste précarité. En 2008, soit seulement quatre ans après avoir réintégré son université, Shigeru Otani, devenu Otani Workshop, fait l’objet d’une exposition monographique à Shiga, laquelle le révèle à Takashi Murakami, qui devient son soutien et son plaideur indéfectibles.
En 2017, l’artiste, dont les expositions confirment irrésistiblement le talent, quitte Shigaraki, épicentre de la céramique japonaise, pour un atelier sise sur l’île d’Awaji, dans la mer intérieure de Seto. Là, dans cette ancienne tuilerie, où il jouit d’une four monumental, Otani Workshop continue de concevoir une œuvre vaste, peuplée de figures immémoriales, dont la subtilité le dispute à l’étrangeté. Cette exposition est la seconde abritée par les galeries Perrotin, après celle présentée à Séoul à l’été 2018. C’est la première hors d’Asie.