« La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! ». De la Genèse aux récits d’Hérodote, entre l’histoire et le mythe, la Tour de Babel et son effondrement nourrissent l’imaginaire. Que reste-t-il de cette ziggourat, utopie architecturale et lien symbolique entre le ciel et la terre ? Qu’ont fait les hommes des millions de briques qui la constituaient ? Quelles nouvelles utopies ont-ils édifiées après la chute de cet espoir déçu ? Telles sont les interrogations qui nourrissent les dernières œuvres de Jean-Michel Othoniel présentées pour la première fois à la galerie Perrotin à Paris.
Pour cette exposition, qui réunit une quinzaine sculptures, minimales et énigmatiques, faites de briques de verre ou de métal, l’artiste systématise l’utilisation d’un module entré dans son travail en 2009, après un voyage en Inde. Là-bas, le long de la route qui mène de Delhi à Firozabad, ville d’une tradition verrière ancestrale, il est touché par les empilements de briques, accumulées dans l’espérance de la construction rêvée d’une maison, et par les innombrables autels recouverts d’offrandes et de colliers multicolores. Depuis, il fait appel au savoir-faire des verriers indiens pour souffler des briques de verre bleues, ambres, jaunes ou grises. Elément modulaire – tout comme les perles de verre devenues sa signature à partir de 1993 -, la brique conduit Jean-Michel Othoniel vers des œuvres plus épurées et radicales, entre sculpture et architecture, permettant une nouvelle monumentalité inaugurée avec Precious Stonewall (2010), gigantesque monolithe couvert de colliers, et développée, plus récemment, avec l’impressionnante vague, The Big Wave (2018) de 15 mètres de long et 6 mètres de haut. Avec la brique, l’artiste rencontre un élément universel, dénominateur commun entre les cultures et qui traverse l’histoire de l’humanité. Nourrissant ses dernières recherches et donnant matière à de nouvelles « obsessions », elle lui permet d’atteindre l’échelle architecturale vers laquelle il tendait, d’oser des porte-à-faux, d’aller au-delà de l’idée de sculpture, d’inventer un rapport nouveau à l’espace, de repenser l’inscription dans le paysage, de radicaliser son rapport à la géométrie ou encore de créer des lieux – grottes, chemins, murs, agoras - qui instaurent une relation différente au corps, synthétisant ainsi les thèmes récurrents de son œuvre. Si pour son exposition en mars 2018 à la galerie Perrotin de New York, les sculptures de perles de verre et les dessins dialoguaient avec les œuvres de briques, Othoniel choisit ici de privilégier exclusivement ce nouvel élément sériel, décliné en verre ou acier inox à travers des propositions abstraites, monochromes, proches du langage de l’art minimal. Oracles marque ainsi un nouveau tournant dans le parcours de l’artiste, réunissant des œuvres plus graves mais toujours aussi poétiques, à l’instar de la Rivière Bleue (2019) qui déroule sur plus de 8 mètres de long son lit azur – de ce bleu « Firozi » indien qui embrasse de multiples références aux constructions méridionales, de la Grèce à l’Egypte, en passant par le revêtement bleu vernissé de la Tour de Babel. S’inscrivant dans l’esprit des Brick Roads, invitations à un voyage vers le merveilleux en écho à la route pavée de briques jaunes du Magicien d’Oz, cette étendue évoque autant un pavement qu’une nappe d’eau. Paysage de pixels monochrome, la Rivière Bleue voit sa surface se soulever en un mouvement arrêté et un temps suspendu dans l’attente d’un éternel recommencement, entre la naissance d’une vague et la chute d’une pyramide, entre surgissement et disparition, construction et ruine. Ce double sentiment d’émergence et d’effondrement, se retrouve avec la série des Icebergs (2019), reliefs d’inox qui découpent sur les murs une cartographie imaginaire et mouvante. Evocation d’un paysage de glace, à la « monumentale fragilité », ces sculptures soulignent à quel point la nature est essentielle dans la création de l’artiste, de l’inscription de ses œuvres dans les jardins à des propositions qui rendent compte d’une sensibilité à l’environnement, comme en témoignent les « tornades de perles en suspension » imaginées lors d’un séjour aux Etats-Unis au moment d’une violente tempête, ou encore la vague de verre monumentale née de l’émotion qu’a suscitée en lui le tsunami de mars 2011 au Japon.
Si la recherche de la beauté a toujours été le fil conducteur de la création de Jean-Michel Othoniel, elle s’assortit également, selon ses propres termes, d’une « porosité au monde ». Pour lui, l’artiste a quelque chose d’un visionnaire, d’un « voyant » sensible à ce qui l’entoure. « Le côté oraculaire est très présent dans mon travail. Il y a dans mes œuvres quelque chose d’intuitif puis de l’ordre de la révélation. Les artistes ont une intuition forte », dit-il en évoquant sa série des Oracles (2019), modules linéaires de briques ambre, jaunes ou grises, qui ont la radicalité d’un Donald Judd. Phrases sérielles ponctuées d’éléments en reliefs, ces bandeaux de verre se déploient sur le mur tel un message codé.
Abstraites et énigmatiques, elles rappellent pourtant combien Othoniel laisse la dimension narrative surgir dans son œuvre, comme ce fut le cas avec Le Bateau de Larmes (2004), barque de bois abandonnée sur la plage de Miami et surmontée d’un dais de chaînes et de colliers de verre, qui posait intuitivement la question des réfugiés cubains. « Lorsque je crée une tornade ou un tsunami de verre, c’est en lien avec ce qui arrive dans le monde. Cependant cela n’est pas quelque chose de délibéré, mais qui au contraire pénètre lentement mon travail et qui m’apparaît progressivement. Chaque œuvre suscite de nouvelles idées. Les tensions conflictuelles contemporaines ou les enjeux climatiques surgissent dans mes œuvres sans que cela soit intentionnel. Peut-être peut-on dire que les œuvres sont le lieu où les idées prennent forme ». Cette dimension de l’intime conjugué au politique se manifestait également dans Precious Stonewall (2010) dont le titre rend hommage aux rassemblements de Stonewall, au début des années1970 à New York, qui marquèrent la naissance du mouvement des droits des homosexuels. Si la brique peut apparaître comme un matériau révolutionnaire comme dans les toiles de Philip Guston, elle est aussi celui de la construction des idéaux ou des témoignages de la dévotion. Ainsi, l’Autel ou le Parloir (2019) apparaît comme la réminiscence des autels croisés le long des routes en Inde et rappelle la présence du sacré dans l’œuvre de Jean-Michel Othoniel, des bannières aux ex-votos, mandorles ou rosaires, du Cœur de l’Hôtel Dieu (2014) du Puy-en-Velay à la salle du trésor de la cathédrale d’Angoulême. Construction de briques d’inox, jouant la surprise d’un cœur miroité qui contraste avec la douceur satinée de la surface extérieure, Agora (2019) apparaît comme la synthèse des idées portées par l’exposition et l’expression du souhait de l’artiste « d’aller de plus en plus vers l’architecture, la création d’espaces ». A la fois grotte et tumulus, forme futuriste et ouvrage surgi de la mémoire collective, cette œuvre offre un lieu protecteur, un espace de dialogue et de rencontre, d’expression et de liberté, propice à l’expression publique comme à l’échange de secrets. « J’ai longtemps souhaité construire une sorte d’agora, un espace où la libre parole serait protégée par le statut de l’œuvre d’art. » Entre la sculpture et l’architecture, le monumental et l’intime, l’Agora dégage, au-delà de sa dimension politique, une puissance poétique et sensuelle. Tout en poursuivant sa vaste entreprise d’ « instaurer un rapport d’émerveillement face au monde » et de « ré-enchanter » la réalité, l’artiste offre avec cette utopie contemporaine, la forme d’un espoir nouveau et l’illustration de sa définition selon laquelle, aujourd’hui, « la beauté est quelque chose de politique ».
Texte d’Hélene Kelmachter, février 2019
Oracles est la huitième exposition personnelle de Jean-Michel Othoniel à la galerie Perrotin, depuis le début de leur collaboration en 2003. Des expositions personnelles lui ont été consacrées dans les plus grandes institutions internationales comme le Centre Pompidou (Paris), le Hara Museum (Tokyo), le Leem Samsung Museum of Art (Séoul), le Macau Museum Art, le Brooklyn Museum (New York), la Peggy Guggenheim Collection (Venise), la Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris)... Ses œuvres sont conservées dans les plus prestigieuses collections, publiques et privées, telles que le Museum of Modern Art - MoMA (New York), le New Orleans Museum of Art, le Musée des Beaux Arts de Montréal…
Jean-Michel Othoniel a réalisé de nombreuses commandes d’œuvres in situ : le Kiosque des Noctambules pour la station de métro Palais Royal à Paris, le Nœud de Janus pour le parc de sculptures du Samsung Museum of Art à Séoul, le Kin No Kokoro pour le Mori garden à Tokyo… En 2014, avec Les belles danses, il a été le premier artiste contemporain à concevoir une œuvre pérenne pour le Château de Versailles dans le cadre de l’aménagement du bosquet du Théâtre d’eau. En 2019, il crée pour le nouveau Musée national du Qatar, signé par l’architecte Jean Nouvel, une œuvre permanente monumentale composée de 114 sculptures fontaines. Par ailleurs, plusieurs expositions personnelles lui seront consacrées, notamment à Buenos Aires et au Château la Coste. En novembre 2018, Jean-Michel Othoniel a été élu à l’Académie des beaux-arts dans la section de sculpture.