La galerie Michel Rein est heureuse de présenter la première exposition personnelle d’Ariane Loze.
Dans ses vidéo-performances, Ariane Loze procède à une méthodique déconstruction des normes du cinéma pour ramener les structures de ses films à leur minimum opérant. Alliant l’expression conceptuelle à une réalisation home-made, son esthétique post-minimaliste vise une sorte de degré zéro de la représentation, soutenue par une ligne narrative de base immédiatement lisible et une action unique, elle-même filmée en plans fixes (un dîner, une rencontre, une poursuite, une errance...). Réunies au sein du projet MÔWN (Movies on my own), les vidéos sont également produites en complète autonomie, Ariane Loze étant non seulement réalisatrice, scénariste, monteuse, costumière, régisseuse son et lumière, mais encore, sauf exception, interprète de tous les personnages. En résonance immédiate avec l’épure des décors et la fixité du cadrage, cette économie de moyens porte alors l’accent sur l’interprétation de rôles caractérisés, l’incongruité de leurs situations et la dérision critique de leurs propos, questionnant les préjugés, les codes et les assignations auxquels ils répondent. Saynètes absurdes de la vie sociale ou allégories de la vie psychique, ces micro-fictions prennent place dans un monde dystopique, le plus souvent désaffecté, dans lequel les protagonistes, en situation de crise, s’interrogent, cherchent une issue ou se confient. Portant un regard incrédule sur les hégémonies sociales, économiques et culturelles qui ordonnent le monde contemporain, Ariane Loze pose ainsi un diagnostic sur la vanité globale qui s’y exprime, en suscitant chez le public un regard distancié, aussi amusé que critique.
«J’ai tourné la première de ces quatre vidéos en avril 2017, entre les deux tours de l’élection française, dans le climat bizarre qui régnait alors. Les gens n’avaient pas envie d’aller voter, cela ne servait à rien, disait-on, la démocratie semblait dérisoire, l’ambiance était pesante, faite pour certains de craintes. J’avais l’idée d’une vidéo sur la difficulté face au changement, je comptais traiter le niveau personnel et familial, l’ambiance des élections m’a poussée à élargir le sujet. Le sentiment de vertige semble le symptôme de notre époque déboussolée. Le passé a perdu son poids et sa capacité à éclairer le présent. Le futur s’incarne dans une mondialisation sur laquelle nous n’avons acune prise. Chacun cherche à se protéger par une carapace invisible, faite de prises de position, d’opinions, qui permettent d’encaisser la violence du monde, de minimiser l’importance des faits, de relativiser les malheurs d’autrui. Le moi qui se défend ainsi et se constitue en se protégeant, cherchant sa place parmi les autres. Il est en fait l’agrégation de plusieurs «je» qui coexistent, s’affrontent parfois et s’éclipsent mutuellement. Ces facettes du moi s’incarnent alternativement par des codes comportementaux ambiants, qu’ils soient gestuels ou verbaux. Ils adoptent des discours dominants, fréquemment en contradiction les uns avec les autres, définissant une sorte bricolage personnel qu’on appelle la personnalité. La vidéo met en scène ces représentations du monde, délestées de leur volonté. Les quatres personnages explorent par la parole ce sentiment paradoxal de l’asymétrie entre l’action et la volonté, entre la morale et l’empathie, entre le rêve et la réalité. Tout cela dans un décor nu. C’est un constat un peu désespéré qui s’achève sur une phrase sans issue: «je ne sais pas quoi faire».
Lors des Open studios au HISK, j’ai présenté les 5 premières minutes de cette vidéo au public. Katerina Gregos, commissaire de la biennale de Riga l’a vue et s’est montrée très intéressée. Elle a souhaité la montrer en mai 2018 à Riga. Nous en avons discuté, et l’idée de tourner aussi une autre vidéo qui dépasse ce constat d’impuissance a surgi de nos échanges. C’est ainsi que j’ai tourné en février 2018 Inner Landscape dans un paysage de landes sauvages. C’est une vidéo de mouvement, dans un espace ouvert, qui contraste clairement avec l’ambiance renfermée et austère où se déroule l’échange anxieux de Impotence. Et le mouvement d’ascension y prend un sens. Un des personnages ouvre la possibilité de changements à venir, et suggère en même temps que le paysage l’idée de prendre de la hauteur. La conclusion dépasse largement l’horizon étroit de la consommation humaine actuelle : «Le vivant sortira de la domination et de la prédation, plus jamais le vivant ne sera soumis au désir, à la volonté, à la faim d’un autre être vivant.»
Je me suis retrouvée un peu plus tard en résidence à la Fondation Biermans-Lapôtre, maison belge à la Cité internationale universitaire de Paris. Dans ce cadre harmonieux, j’ai ressenti fortement cet effort qui a été consenti par des générations antérieures pour créer des lieux de ce genre, et pour jeter les bases de principes fondamentaux qui devraient guider nos conduites. Le contexte de consommation et de satisfaction immédiate où nous vivons à présent nous conduit à les négliger complètement, même s’ils sont encore inscrits sur les frontons des mairies ou des écoles. Dans Etudes et Définitions tourné à la bibliothèque de la Fondation Biermans-Lapôtre, je suis allée sur les traces de ces devanciers qui se sont battus pour nous. J’ai repris les textes fondateurs, notamment celui du Traité consolidé de l’Union Européenne. Et j’ai utilisé la lumière, la transparence et la quiétude de ces lieux si paisibles pour peser ces mots et les faire résonner à nouveau.
Un peu plus tard, je me suis rendue en juin à la Biennale de Venise, et je me suis à nouveau retrouvée dans un des ces lieux qui sont à la fois le fruit d’un intérêt pour la culture et d’un mouvement internationaliste et pacifiste. Depuis le XIXe siècle, des hommes ont consacré tous leur efforts et leur fortune pour la paix entre les peuples et ont pensé aux générations futures. Ils ont mis la chose publique bien avant leur propre intérêt et en ont fait un idéal. Certes, cela s’est passé dans un contexte paternaliste qui est tout à fait dépassé, alors que s’établissaient des empires coloniaux, mais le principe de cet action orientée vers autrui reste admirable. Alors que je réfléchissais à cet engagement citoyen, dans les Giardini de Venise, voilà que je découvre l’installation des architectes Traumnovelle dans le pavillon de la Belgique. Elle traduisait les mêmes préoccupations que les miennes, dans un langage architectural d’une concision extraordinaire. J’ai écrit à ces architectes pour leur demander l’autorisation de tourner dans cet espace.
Peu avant la fin de la Biennale, en octobre, je suis donc retournée à Venise, avec une valise de costumes pour mes personnages, la tête pleine d’idées, mais sans avoir encore écrit le moindre texte. Avant de partir, j’étais allé voir le couturier Jean-Paul Lespagnard. Il rentrait d’un voyage au Mexique très fatigué : «Tiens, prends ça aussi», m’a-t-il dit me tendant un manteau jaune, avant d’aller s’endormir pour une courte sieste sur le sofa de son studio. Arrivé sur place, j’ai tout de suite senti que cette tenue était la bonne, que par sa couleur elle faisait immédiatement sens par rapport au bleu très caractéristique qui est celui de l’installation. Je n’ai même pas ouvert la valise de costumes. Il y avait encore beaucoup de visiteurs dans le pavillon. J’ai commencé à tourner et à improviser mon texte et à faire des prises de vues d’essai, dans cet espace. Les gens pensaient que ma performance faisait partie de l’œuvre créée pour le pavillon. Ces essais d’ajustage m’ont pris quatre jours du jeudi au dimanche. La présence du public a créé une ambiance très dense qui m’a beaucoup aidé à trouver les mots justes pour synthétiser le moment que nous vivons, et les aspirations, les attentes que nous partageons. Le lundi matin, jour de fermeture des Giardini, en trois heures à peine j’ai filmé la version définitive d’après le pré-montage.
Ces quatre vidéos reflètent près de deux ans de réflexion, au gré des événements qui ont jalonné la vie publique et donné sa saveur à l’air du temps. Au départ, je ne prévoyais pas du tout d’en faire une série, et encore moins cette progression de l’une à l’autre qui les amène à une sorte de conclusion. Je m’étonne moi-même que la dernière ait pu à ce point anticiper les événements que nous connaissons et rejoindre les mots que trouvent certains de leurs protagonistes.»