« Décidément, en ces temps de crise,
le mensonge des uns et l’aliénation des autres
se portent toujours aussi bien [1] »
Depuis des décennies, l’Europe continue à jouer la cigale, tandis les fourmis laborieuses n’ont jamais cessé le travail. 2018 semble réveiller la bise hivernale sur notre continent. Mais personne ne semble encore oser le dire…
Ces lignes ne sont pas contre la « globalisation », comme voudront sans doute le prétendre ceux qui n’ont pas intérêt à voir clarifier la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui nos sociétés. Car cela n’a pas de sens d’être « pour » ou « contre » la globalisation. La globalisation est une donnée, conséquence des moyens technologiques au stade de développement atteint. Elles ne sont pas davantage contre le libre marché, une des formes d’organisation de l’économie qui n’est pas incompatible en soi avec les droits fondamentaux des citoyens. Mais elles sont contre la régression à l’état de nature. Face à ces deux paramètres, d’une part la globalisation qui nous est imposée par l’état de développement de l’humanité sur notre planète et de l’autre le libre marché qui depuis bientôt trois siècles fonde l’organisation de nos démocraties, il est urgent de restituer aux choix une place centrale dans le développement de notre société. Il est urgent de prendre en compte que tout ce qui est possible n’est pas nécessairement ni souhaitable ni permis.
L’homme aujourd’hui a non seulement le privilège de pouvoir choisir, mais il a aussi le devoir de le faire. En ce siècle de progrès de notre civilisation occidentale, d’économie de marché, de globalisation, nous devons choisir ce que nous en retenons, ce que nous adoptons, ce que nous rejetons, ce que nous adaptons. Nous devons choisir à quel rythme et de quelle manière nous procédons. L’objectif : maintenir la cohérence entre nos valeurs, celles que nous retenons parmi celles dont nous avons hérité, et ce qui est possible, une cohérence non seulement pour une élite mais pour l’ensemble des citoyens, égaux en droits comme le prescrit le concept même de démocratie.
Il s’agira d’éclairer les enjeux et d’identifier les défis qui se pressent à nos portes en Europe et de chercher à répondre à cet appel de Jacques Delors en 2003, il y a plus de quinze ans, lorsque se faisaient jour les premières réticences des citoyens à l’encontre de la construction européenne, un appel manifestement resté sans réponse jusqu’à ce jour : « Nos sociétés sont complexes et fragiles. Quelles sont nos forces ? Quels sont les dangers ? Comment pouvons-nous définir notre vision ? Comment agirons-nous ? Les réponses ne sont pas simples. Nos citoyens veulent comprendre et participer plus largement à la gestion des affaires du monde. Ayons le courage de dialoguer et de parler honnêtement et franchement ».
Les « Traités Européens » qui se succèdent, et les crises successives qui les emportent ont à tout le moins le mérite d’avoir réveillé le citoyen européen assoupi, alors que le monde se bouleverse sous ses yeux trop souvent indifférents. Un sommeil dont la dure réalité le réveille aujourd’hui : avec la conscience que son univers ne se contrôle plus de l’intérieur de ses frontières, que d’autres acteurs sont aujourd’hui entrés sur la scène internationale : l’immigration de l’autrefois lointain « tiers monde », l’énergie russe, les produits et à présent les capitaux chinois, indiens, …. L’européen a perdu ce beau rôle de protagoniste incontesté de la planète, même si personne n’ose encore le lui dire.
Depuis vingt ans, l’Europe sombre dans la décadence, mais personne ne semble l’avoir remarqué. Comme, en Occident, personne n’avait remarqué l’effritement de l’Union Soviétique, la montée en puissance de la Chine, le ressentiment des peuples musulmans qui pendant des décennies ont dû contempler l’Occident et le servir sans pouvoir participer à sa croissance et à son développement. Et ce jusqu’au 11 septembre 2001 : le monde, alors, a fait mine d’être surpris. On sait aujourd’hui que c’est dans nos sociétés que se nichaient les ingrédients de l’explosion. Les « terroristes » d’aujourd’hui sont, pour la plupart nés et ont grandis dans nos quartiers. Mais il était plus commode de continuer à ronronner, fort d’une superbe acquise et maintenue depuis plus de cinq cents ans.
C’est pourtant à ces défis internes qu’il aurait fallu répondre. Mais on pensa plus simple de repartir à la chasse d’un ennemi externe. Fut-ce au mépris de nos propres valeurs, celles qui qualifient notre identité et nous donnent la fierté de la défendre… Depuis lors, plus personne ne semble encore savoir ce qu’il reste à défendre. L’enseignement chavire de toutes parts. L’idée de justice se confond aujourd’hui avec des procédures qui échouent à en sauver le sens et la substance. La démocratie se mimétise en institutions faites de clientélismes et de soumission aux pouvoirs, sinon occultes, qui perdent chaque jour un peu plus de leur représentativité, se dépouillant ainsi à la fois de sens et de légitimité.
Drogues et sectes font une percée toujours plus fulgurante pour remplacer la religion judéo-chrétienne qui fonde nos valeurs. Les intégrismes de tous genres, politiques (totalitarismes de droite aujourd’hui, de gauche peut-être demain, …), économiques (totalitarisme du capitalisme sauvage) et religieux (totalitarismes islamiques qui détruisent cette civilisation millénaire, …) se développent en parallèle. Les clans se forment, des clubs se referment et explosent leur violence contre d’imaginaires ennemis, fut-ce l’équipe adverse de football ou la bande de la place de l’autre côté du coin.
Quant à l’Union Européenne, en renonçant à énoncer ses racines historiques judéo-chrétiennes, elle renonce à son histoire au risque de renoncer aussi à ses symboles. Puisque les guerres se gagnent, plus que par les armes, d’abord par la volonté de vaincre, l’Occident est aujourd’hui désarmé. Et les peuples de l’Europe, ceux qui protestent contre les textes des Traités mais vainement jusqu’à ce jour, ne sont pas dupes. Cependant, ils ne savent pas comment se faire entendre de leurs « autorités », parce que ces dernières ne sont plus « leurs représentants », mais ceux de lobbies idéologiques, économiques, nationaux, régionaux et internationaux qui n’ont que faire du citoyen qui refuse de se « ranger » sous leurs bannières contrastées mais toujours bien ordonnées. … Adieux progressifs à la liberté de pensée, d’expression, d’association, comme le démontre chaque jour davantage ce quatrième pouvoir abandonné par la presse dans la plupart de nos Etats dits « démocratiques ».
En conséquence, dépourvus de portes paroles et ne sachant comment agir, les citoyens se replient sur leur quotidien. Un quotidien toujours moins satisfaisant : moins d’argent, moins d’emplois et surtout des emplois de moindre qualité, moins de temps disponible, moins de relations humaines, moins de sécurité personnelle et existentielle. Car la peur du lendemain, la peur physique, la peur matérielle, la peur existentielle s’est introduite dans les familles.
C’est dans ce contexte qu’explosent à présent de toutes parts nationalismes et séparatismes. Si l’Union Européenne transforme en puits sans fond le déficit démocratique que depuis bientôt trente ans elle échoue à combler, si elle ne sait pas se réorganiser pour rendre compte des volontés et des intérêts de citoyens égaux en droits comme le prescrit la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, elles est inexorablement destinée à imploser.
Un bilan accablant pour notre civilisation, et nos valeurs, occidentales, s’il ne trouve pas réponse substantielle dans les années qui viennent. En espérant qu’il ne soit pas déjà trop tard. C’est donc sur cette voie, à la suite de Tocqueville, que ces lignes voudraient vous engager :
« Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire
qui fait veiller et combattre,
et non cette sorte de terreur molle et oisive
qui abat les cœurs et les énerve ».
L’état des lieux suivra. Cherchons à « parler honnêtement et franchement », pour stimuler la réflexion. Reste à présenter au débat un ensemble de choix pour « une Europe des citoyens et pour les citoyens », encore toute à construire.
[1] Delbovier Marc (économiste et sociologue), « La danse du scalp a commencé », La Libre Belgique, Bruxelles, 25/6/08.