Le Livre de la thériaque se présente comme une histoire de la thériaque, depuis une première composition qui ne comprenait que cinq drogues1, dont les feuilles de laurier réputées efficaces contre les venins, jusqu’à la célèbre thériaque d’Andromaque, transmise par Galien, et qui comprenait quelque 70 drogues, dont la chair de vipère. Les premières pages offrent les portraits de neuf médecins grecs qui ont, l’un après l’autre, repris la thériaque du prédécesseur pour l’enrichir par l’introduction de drogues nouvelles et en élargir ainsi le champ des applications thérapeutiques.
Rappelons leur nom, en respectant la chronologie et la vocalisation données par le scribe : Andrūmakhūs al-Qadīm (ou Andromaque l’Ancien), Abrāqilīdus (ou Héraclide), Aflāghūris (ou Philagrius), Afarqalis (ou Proclus), Yūyāghūris (ou Pythagore), Mārīnūs (ou Marinus), Maghnas al-Ḥimṣī (Magnus d’Emèse), Andrūmakhūs al-Qarīb al-‘Ahd (ou Andromaque le Jeune), Jālīnūs (Galien). Deux de ces savants, Galien et Andromaque, nous sont effectivement connus pour avoir apporté une contribution majeure à l’histoire de la thériaque. Les sources grecques distinguent un Andromaque l’Ancien et un Andromaque le Jeune, à savoir le père qui fut l’inventeur de la thériaque à base de chair de vipère et la décrivit sous forme versifiée, et le fils qui mit en prose l’oeuvre de son père, ce qui ne correspond pas à la distinction faite ici entre un Andromaque l’Ancien qui se perd dans la nuit des temps (il est écrit que 1442 ans séparent la première fabrication de la thériaque par cet Andromaque l’Ancien de la mort de Galien) et un Andromaque le Jeune.
Deux autres de ces médecins sont cites dans les sources grecques pour avoir effectivement compose une thériaque. L’un est Héraclide de Tarente qui vécut à la fin du IIIe-début du IIe siècle av. J.-C. ; Galien rapporte quelquesunes de ses prescriptions dont l’une comprend neuf drogues comme dans le Livre de la thériaque. L’autre est Magnus auquel Galien attribue la recette des pastilles d’Hedychroum, ce que reprend le texte arabe. Philagrius, Proclus, Pythagore, Marinussont également des médecins grecs cités dans les dictionnaires biographiques arabes qui s’intéressent à l’Antiquité. Leur nom est ici utilisé pour désigner différentes préparations, mais leur rôle réel dans l’élaboration des thériaques reste à établir. L’histoire de la thériaque, même présentée ainsi de manière simpliste et partiellement erronée, montre bien que sa composition est le résultatde tâtonnements empiriques, et non pas d’une réflexion théorique. Elle repose sur l’idée d’un progrès constant, depuis les origines jusqu’à l’époque de Galien, chaque médecin améliorant la thériaque de son prédécesseur.
La croyance en un progrès du savoir médical, comme en général du savoir scientifique, était présente dans le monde arabe. Ainsi le médecin et philosophe al-Rāzī (IXe siècle), prétendait « avoir saisi, à force d’examiner les écrits et les livres des Anciens, des vérités qu’ils n’avaient pu atteindre, tant il est vrai que la recherche, l’examen et l’effort soutenu apportent obligatoirement un surcroît et un surplus de savoir ». Cette croyance n’était pourtant pas unanimement partagée puisque son contradicteur lui rétorque : « Pourtant si celui qui vient après saisit des choses qui s’opposent à ce qu’a dit celui qui vient avant, c’est un mal, et c’est un pas de plus dans l’aveuglement. Car dès lors, tu ne seras pas épargné par ceux qui viendront après toi. Ils te surpasseront et réduiront à néant ce que tu auras établi. C’en est fait de la vérité à tout jamais ». Mais ici l’histoire de l’élaboration progressive de la thériaque s’arrête avec Galien et, de fait, aucune modification significative n’a été apportée à la composition de la thériaque par les médecins arabes.
Une compilation extraite des traités de Galien
On ne sait ni par quel auteur ni en quel lieu ni à quelle date ni en quelle langue a été écrit originellement le Livre de la thériaque : en grec à Alexandrie aux Ve-VIe siècles ? en syriaque dans une ville ou un couvent de Haute-Mésopotamie aux VIe-VIIe siècles ? en arabe à Bagdad aux VIIIe-IXe siècles ? Ces trois hypothèses sont plausibles, car ces moments et ces lieux jalonnent l’histoire de la transmission du savoir médical grec et hellénistique au monde arabe. Néanmoins l’importance du milieu alexandrin pour l’assimilation du galénisme et la référence explicite au travail de compilation effectuée par Yaḥya al-Naḥwī al-Iskandarānī suggèrent une origine alexandrine. Yaḥya al-Naḥwī (forme arabe du nom de Jean le Grammairien ou Jean Philoppon) vécut dans la première moitié du VIe siècle à Alexandrie (il est désigné ici comme al-Iskandarānī, l’Alexandrin). Cette grande figure de la vie intellectuelle de la Basse Antiquité s’est imposée par ses commentaires d’Aristotel; les auteurs syriaques et arabes le considèrent comme le représentant par excellence du savoir antique et lui attribuent de manière apocryphe nombre de traités médicaux. Mais il n’est pas ici dit clairement si Yaḥya al- Naḥwī est l’auteur du Livre de la thériaque ou si un compilateur postérieur le lui a emprunté.
En tout cas cet ouvrage a été composé, directement ou indirectement, à partir des traités de Galien, ainsi que l’indique le titre qui court au-dessus et en-dessous des portraits des neufs médecins en une formulation il est vrai quelque peu obscure : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Compilation [en arabe jawāmi‘, mot pluriel qui renvoie à la double idée de résumer et rassembler] du premier traité du livre de Galien sur les électuaires (ma‘jūnāt) [ce qui désigne peut-être le premier livre du De antidotis] dans lequel il a traité principalement de l’électuaire de la thériaque, selon l’interprétation qu’en a tirée Yaḥya al-Naḥwī al-Iskandarānī, à la manière d’extraits (jawāmi‘), car il a supprimé ce qui était inutile dans ce livre, a retenu les extraits (jawāmi‘) qui étaient utiles et en a fait les fondements sur lesquels il a construit son propre livre ».
La plus grande partie de l’oeuvre de Galien a été traduite en syriaque, puis à partir du syriaque en arabe. Ḥunayn ibn Isḥāq, le grand traducteur chrétien qui vécut à Bagdad au IXe siècle, a laissé un opuscule dans le quel il décrit les 129 livres de Galien qu’il connaît, et dont il mentionne les différentes versions effectuées par ses prédécesseurs ou par lui-même. Ainsi la Thériaque à Pison a été mise en syriaque par Ayyūb al-Ruhāwī, puis en arabe par Yaḥyā ibn al-Bitrīq. Les Antidotes ont connu également deux versions : la première en syriaque par Yuḥannā ibn Bakhtīshū‘ avec l’aide de Ḥunayn lui-même, la seconde en arabe par ‘Īsā ibn Yaḥyā. Tous ces traducteurs appartiennent au milieu des savants chrétiens nestoriens de Bagdad et oeuvrèrent au IXe siècle. Le Livre de la thériaque n’est pas la traduction de l’un des ouvrages de Galien, ni même de passages de ces ouvrages. Mais les thèmes, les idées, les anecdotes, les recettes qui y sont exposés sont bien ceux que l’on pouvait déjà lire chez Galien. On retrouve, comme dans Les Antidotes, l’organisation en deux parties : une première, de loin la plus importante, consacrée à la thériaque, une seconde traitant des autres électuaires. La composition de la thériaque d’Andromaque, avec ses quelque 70 ingrédients, les pastilles de scille, de chair de vipère et d’Hedychroum, est identique à de légères variantes près. Le long passage sur les différentes sortes de serpents, sur la préférence à accorder à la vipère femelle, sur la manière de la chasser et de la préparer développe des descriptions que l’on peut trouver dans plusieurs traités galéniques.
Les pages plus théoriques sur la composition de la thériaque (classement des ingrédients en groupes et définition du poids de chacun d’entre eux) et sur son action thérapeutique, présentées dans le Livre de la thériaque comme relevant de l’apport propre de Galien, correspondent aux idées développées dans la Thériaque à Pison. Préciser davantage les parallèles entre le Livre de la thériaque et ses sources grecques représenterait une très longue et difficile recherche, d’autant plus que l’accès à l’oeuvre de Galien n’est pas le même pour son auteur et pour nous. Celui ci pu connaître certains des ouvrages de Galien qui sont aujourd’hui perdus et, surtout, rien ne prouve qu’il a travaillé directement à partir des ouvrages originaux. Il a très bien pu utiliser des compilations comme celles qui ont été rédigées précisément dans le milieu alexandrin de la Basse-Antiquité, notamment l’Epitome medicae libri septem (Manuel de médecine en sept livres) de Paul d’Égine.
Les trois anecdotes qui permirent à Andromaque de découvrir l’intérêt thérapeutique de la chair de vipère offrent un exemple significatif de la difficulté à identifier précisément les sources du Livre de la thériaque. La première met en scène un paysan atteint d’éléphantiasis, une forme de lèpre, guéri pour avoir bu du vin dans une cruche où se trouvait une vipère morte. Ce récit se trouve, identique, au chapitre XI du De Simplicium Medicamentorum Temperamentis ac Facultatibus. Pour la deuxième, qui relate la guérison du frère d’Andromaque, l’origine grecque reste à découvrir. Quant à la troisième, celle du serviteur emprisonné et empoisonné, mais guéri par la piqûre d’une vipère, elle est rapportée, sous le nom de Galien, dans le Livre des poisons rédigé, sans doute à la fin du IXe siècle, par Jābir ibn Ḥayyān, mais le passage n’est pas attesté dans les traités de Galien dont nous disposons, ce qui montre que des textes de Galien ou attribués à Galien, mais inconnus de nous, circulaient dans le monde hellénistique et arabe. Jābir ibn Ḥayyān relate dans le même passage une autre anecdote : un homme piqué par un serpent trouve la guérison en mangeant des baies de laurier, et Andromaque, témoin de la scène, eut alors l’idée de fabriquer une drogue à base de baies de laurier. Là encore la référence à Galien, donnée par l’auteur arabe, résiste aux investigations des savants modernes.
On aura relevé que le Livre de la thériaque reprend ce récit, mais fait d’un mystérieux Andromaque l’Ancien le témoin de cette guérison et le créateur de la première thériaque à base de laurier. Quoi qu’il en soit de ces considérations érudites et de nos incertitudes sur le cheminement des textes, le Livre de la thériaque est bien une compilation fondée, directement ou indirectement, sur les traités de Galien. Il n’apporte aucune idée nouvelle par rapport à l’héritage grec et hellénistique.
En collaboration avec: www.abocamuseum.it