Cet article [1] a pour but la mise en évidence d'un aspect particulier de l'article de Zénon d'Élée, c'est-à-dire la critique du concept de substance. La discussion que je vais entreprendre sera limitée aux arguments nécessaires à montrer où la critique de Bayle de l'étendue se situe dans l'histoire de la philosophie moderne. En effet, sa conception de l'extension se trouve entre le concept d'espace de Descartes (pour qui l'espace est substance) et Kant (pour qui l'espace est la forme pure du sens externe).
Bayle est né à Carla près de Foix, le 18 novembre 1647 d'une famille calviniste. Pour faire ses études de philosophie il est allé au collège des Jésuites à Toulouse. Il est converti au catholicisme jusqu'à la fin de ses études, puis il est retourné vers le calvinisme. Au centre de toutes les polémiques religieuses de son temps, il s'est attiré de nombreuses persécutions qui l'ont contraint à aller de ville en ville, de Genève à Paris, de Sedan à Rotterdam où il est mort le 28 décembre 1706. Ses principales œuvres sont Les pensées diverses sur la comète (1682) ou encore Le Dictionnaire Historique et Critique (1697) qui nous amène à traiter l'article de Zénon d'Élée. Je prends in cette brève étude deux studieux comme point de repère: E. Cassirer et G. Cantelli qui m’a montré la thèse que dans l'article Zénon du Dictionnaire il y a une forme de théorie de l'antinomie Kantienne ante litteram.
Zénon est un des principaux philosophes de l'antiquité. Il fut disciple de Parménide. On dit qu'il fut l'inventeur de la dialectique. En effet, comme Parménide affirmait que l'être est, Zénon répondit que l'être n'est pas. Il faut donc commencer par la conception de l'être de Parménide pour qui l'être est et ne peut pas non être parce que s'il n'était pas il serait contradictoire. Il y a déjà une acceptation implicite du principe de non-contradiction dans cette définition, définition a la suite développée explicitement par Aristote, de la substance comme être nécessaire.
Mais déjà avec l'implicite acceptation du principe de non-contradiction Parménide établit dans la nécessité le caractère fondamental du concept de substance. Nécessité qui se manifestait par rapport au temps en éternité; à la multiplicité en unité, au devenir en immutabilité. Or Zénon reprend et renverse (toujours avec le principe de non-contradiction comme principe méthodologique implicite) la conception de l'être de Parménide montrant comment sa définition de l'être est aussi valable pour le néant. En effet nécessité, éternité, unité et immutabilité peuvent prêcher plus pur le néant que pour l'être. Le néant même est éternel (dans le sens de contemporain toujours à soi-même) parce que s'il eut en un avant et un après, il eut été quelque chose. Même le néant, comme l'être est nécessairement ce qu'il est, c'est-à-dire le néant. Le néant doit être nécessairement rien pour être le néant, au contraire il serait quelque chose.
Mais surtout le néant, parallèlement à l'être est opposé à la multiplicité. Ainsi nous avons tous les éléments pour comprendre le premier argument de Zénon: si l'être est nécessaire, c'est-à-dire substance, alors celui-ci est éternel, un et immuable, mais comme ça il est nul car ce qui est ajouté n'apporte rien (accroitre) et ce qui est ôté ne diminue rien et n'est rien (quod nec additum facit majus, nec detractum reddit minus, nihil est). Le pas suivant part de ce principe et il cherche à nier le concept de substance comme unité abstraite:
S'il y a un être, il est indivisible; car l'unité ne saurait être divisée; or ce qui est indivisible n'est rien, puisqu'il ne faut point compter entre les êtres ce qui est de telle nature qu'étant ajouté à un autre il ne produit point d'augmentation; et qu'étant retranché d'un autre il ne cause point de diminution; il n'y a donc point d'être [2].
Une fois établi qu'il n'est pas possible de démontrer logiquement (avec la seule raison) l'être et, avec l'être, la substance envisagée comme être nécessaire (comme prétendait faire Parménide), il reste à analyser si la substance n'est pas la matière ou mieux l'étendue. Pour Bayle il y a trois façons d'aborder l'étendue: elle est composée ou d'atomes (substances simples indivisibles); ou de points mathématiques (objets privés d'étendue), ou de parties divisibles à l'infini. Dans cet article il y a une réfutation de l'atomisme à travers un sujet cartésien pour lequel si les atomes existaient ils devraient nécessairement être étendus, dans ce cas nous pourrions toujours les diviser en pensée en deux ou plusieurs parties plus petites et les reconnaitre comme divisibles.
En vérité Bayle cherche à cacher la dérivation cartésienne de son argument; en effet il s'exprime comme suit:
Il n'est pas moins impossible ou inconcevable qu'il (le continu) soit composé des atomes d'Épicure c'est-à-dire de corpuscules étendus et indivisibles; car toute étendue, quelque petite qu'elle puisse être à un côté droit et un côté gauche, un dessus et un dessous; elle est donc un assemblage de corps distincts; je puis nier du côté droit ce que j’affirme du côté gauche; ces deux côtés ne sont au même lieu; un corps ne peut pas être en deux lieux tout à la fois; et par conséquent toute étendue qui occupe plusieurs parties d'espaces contient plusieurs corps. Je sais d'ailleurs, et les atomistes ne le nient pas, qu'à cause que deux atomes sont deux êtres, ils sont séparables l'un de l'autre; d'où je conclus très certainement que puisque le côté droit d'un atome n'est pas le même être que le côté gauche, il est séparable du côté gauche. L'indivisibilité d'un atome est donc chimérique [3].
Bayle cache son argument derrière une série de distinctions du type aristotélicien mais le sens est que si les atomes existaient sont étendus, ils ont des parties que nous pouvons séparer. Pourquoi Bayle utilise-t-il cette stratégie de déguiser sa théorie? Parce que l'argument cartésien présuppose la réalité de l'étendue et la divisibilité à l'infini, c'est-à-dire ce que Bayle veut refuser. En effet il ne pourrait pas utiliser les conclusions d'un argument sans en partager les préambules. C'est typique de Bayle utiliser les théories d’autres philosophes et de l’enlever de leur contexte invertissant leur finalité.
La théorie de l'étendue dans l'acception du continu constitué par des points mathématiques (objets privés d'étendue) passe par une réfutation à travers le sens commun (même si la problématique est théorique). Si la matière était composée de points non étendus on ne comprendrait pas comment tant de riens arrivent à faire quelque chose. En fin il y a la réfutation de la thèse de la divisibilité à l'infini soutenue par Aristote et par presque tous les professeurs en philosophie jusqu'à l'époque de Bayle. Il expose sa réfutation à travers le paradoxe du mouvement de Zénon. Or pour comprendre les paradoxes on doit accepter (il dit) deux principes dont l'évidence est donnée par le fait que ce sont tous les deux des applications du principe de non contradiction à la physique.
Le premier est l'impossibilité de l'ubiquité: un corps ne peut pas être en deux lieux en même temps. Le second est: deux parties du temps ne peuvent pas exister ensemble, une doit commencer quand l'autre finit. Le premier de ces deux principes est très évident mais le second demande un peu plus de attention. Si chaque moment était divisible à l'infini, il serait composé de moments infinis intermédiaires et donc ne serait pas passé, il ne passerait jamais. Il n'y a aucune partie du temps, quelle qu'elle soit, qui puisse coexister avec une autre; chacune doit exister seule, chacune doit commencer d' être lorsque la précédente cesse d' être: chacune doit cesser d' être avant que la suivante commence d' être.
Bayle donne l'exemple du mardi qui peut commencer seulement quand le lundi est fini. Chaque moment est simple et indivisible. Ce principe postule que la division à l'infini du temps non seulement n'est pas réelle mais même envisageable. Nous avons comme ça une idiosyncrasie interne à la théorie de la division à l'infini de la matière tandis que la division à l'infini de l'espace est possible comme hypothèse, la division à l'infini du temps n'est même pas envisageable. Cette idiosyncrasie est le centre autour du quelle tournent les trois premiers paradoxes que nous sommes amenés à traiter. La thèse de Zénon et aussi de Bayle est que si la matière est divisible à l'infini le mouvement n'est pas possible.
[1] Cet article reprend une rapport que je présentai à l'Université de Toulouse “Le Mirail” en 1998.
[2] Dictionnaire Historique et critique, p. 379.
[3] Dictionnaire Historique et critique, p. 42.