Pour sa deuxième exposition à la Galerie Perrotin, Gianni Motti a conçu un nouveau et singulier projet qui occupe les trois salles de l’espace St Claude, au titre élusif “Draft.”
Tenter une description sommaire (dans le cas où le projet nous était connu) ou essayer de deviner ce qu’il pourrait être (dans celui où nous l’ignorerions) serait une tentative tout à fait inutile dans le cas de Motti. On sait qu’avant sa présentation publique, chaque exposition peut jusqu’au dernier moment subir des variations. Chaque chose peut être déplacée, transférée d’un lieu à un autre, voire éliminée de la scène. À ce stade, rien n’est encore définitif, établi une fois pour toutes. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans le cas de Gianni Motti.
Dans les interventions de Gianni Motti, de fait, il n’y a jamais de plan qui précède l’oeuvre, et dont elle ne serait que l’accomplissement. Il n’y a jamais quelque chose qui puisse en anticiper les prémisses ou négocier les rapports sémiotiques avec l’extérieur. On entre directement dans le jeu ou on en est exclu. Chacune de ses oeuvres est plutôt le théâtre temporaire d’un événement : le hasard ou le risque que quelque chose se développe en temps réel à l’intérieur, passe à travers comme dans un interstice, une lacune. Et, comme dans tout événement, là aussi quelque chose advient sans que l’auteur puisse en dominer les effets imprévus ni l’évolution. En ce sens chaque nouveau travail de Motti est aussi et toujours une expectative sur son propre travail. C’est pourquoi ça ne commence jamais par sa présentation effective ou par l’exposition en soi, mais part de plus loin, impliquant le système d’attente des publics: ses formes de réception, ses codes de perception, ses conventions rassurantes. Dans la plupart des cas, c’est le public lui-même qui se transforme de spectateur en objet d’observation.
Prague 2003, (Blitz). Par l’effet de la main invisible de Motti, un détachement des forces armées américaines occupe illégalement et sans préavis les passerelles de la National Gallery à l’occasion de l’inauguration de la première édition de la biennale tchèque. Tenues de camouflage, fusil à l’épaule et jumelles à la main, cinq militaires tiennent sous observation le public qui, passant d’un espace à l’autre ne peut se soustraire à leur surveillance. Personne n’aurait imaginé alors que cette situation allait se révéler aussi familière dans les années à venir, personne non plus, peut-être, n’avait compris combien cette opération mettait en lumière un des ganglions cachés de la gouvernementalité moderne. Celle-là même qui trouve dans le musée ou dans l’exposition une des dynamiques du contrôle contemporain qui, sous la promesse de liberté et de créativité, parvient à canaliser et à organiser le consensus social.
De fait, si pour Motti il n’y a pas de médium privilégié sur lequel intervenir, c’est parce que chacune de ses actions se situe toujours dans le lieu même qu’il entend destabiliser: celui de l’opinion publique. Il peut s’agir d’un extrait télévisé de la demi-finale des internationaux de France à Roland-Garros, (Roland Garros, intervention, 2004) ou de la lecture hebdomadaire de l’horoscope sur Canale 3 Toscana, (Oroscopo, 2001). De même qu’il peut s’agir d’une page de la Neue Luzerner Zeitung, de la Tribune de Genève, (Reviews, 2000/2008) d’El Espectador de Colombie (Nada por la fuerza, todo con la mente, 1997) ou encore d’une biennale comme celle de Venise (2005) ou Manifesta (2002). La méthode bien établie de Motti a été définie comme une « stratégie d’infiltration » : Si le dispositif change, l’idée clé de s’adresser à des publics (au pluriel, donc) ne varie pas, ces publics sont désormais réunis par une économie de l’information. Ce qui se joue, en effet, c’est le nivellement et l’uniformité des modes de vie et de comportement social induits par la médiatisation (presse, publicité, télévision, réseaux informatiques, expositions) avec en son centre l’hégémonie de la production sémiotique et normative de la société de la communication. Voilà pourquoi son travail s’avère toujours défini par le temps et dans le temps. Difficile à saisir, il se situe toujours ailleurs que là où on l’attend.
Même lorsque l’intervention de Motti se concentre dans un lieu adéquat (galerie, musée, foire ou biennale), son oeuvre n’est jamais située là où elle le devrait, ni là où on présume qu’elle devrait a priori se trouver. Rien n’est accroché aux murs, rien n’est posé sur le sol, aucune vitrine qui contienne quelque chose, aucun objet à regarder, aucun bruit à écouter. Il y a toujours un espace vide qui semble contrevenir à un des principaux slogans sur lesquels le système de l’exposition a fondé par statut son rapport avec le spectateur : tout regarder et ne rien toucher. Quelques exemples ?
2004, Plausible Deniability au Migros Museum à Zürich: un corridor long de 600 mètres, fait de panneaux de bois qui remplit tout entier le vaste espace du musée et canalise le public depuis l’entrée jusqu’à la cour, située à l’arrière du bâtiment Löwenbräu.
2008, Think Tank au Centre d’Art Contemporain La Criée à Rennes : une immense surface recouverte de pavés non fixés sur le sol, ce qui rend presque impossible la traversée de la pièce, ou même le simple fait de s’y tenir debout.
2012 : dans l’espace BPS 22 à Charleroi le vide est encore plus consistant, accompagné seulement d’une plaque noire avec le mot SWAP et son cartel mentionnant : « L’artiste a consacré la totalité du budget de production de l’exposition à l’achat de “BTP Italia”, des titres d’État de la dette publique italienne, déposés sur le compte UBS portant le n°024-753181. MIF ».
Mais, dans les conventions du contexte artistique, l’aspect principal que Motti s’emploie à miner est l’atemporalité idéologique présumée du dispositif d’exposition lui-même, selon lequel, citant Brian O’Doherty « l’art existe dans une espèce d’éternité de l’exposition ». Pour fixer l’horaire de sa performance Motti, dans une de ses récentes expositions, indiquait une temporalité totalement aléatoire : « entre le 18 septembre et le 13 décembre 2015 », un intervalle durant lequel tout aurait pu arriver. C’est, précisément cette indétermination constitutive, où chaque moment peut être le bon, qui est au coeur du sens du temps de l’artiste : un temps potentiel, jamais définitivement actuel. Sans quoi, ses actions télépathiques, ses incursions dans l’immatériel et dans la physique des particules infinitésimales ne seraient pas explicables. Elles resteraient incomprises. Et pourtant, ce travail subversif sur les régimes de visibilité est en mesure de confisquer ce qui nous a été soustrait par les nouveaux dispositifs de pouvoir et de restituer aux subjectivités les facultés d’en faire usage, d’agir. À un journaliste qui l’interrogeait sur ses séries de revendications de catastrophes naturelles et sur son ironie vis à vis de l’artiste-héros, Motti répondait : J’ai passé mon enfance entre la Dolce Vita et le terrorisme. C’étaient les années de plomb, je voyais presque chaque jour dans les journaux les revendications des divers groupes politiques. Je me disais que moi aussi peut-être un jour, je pourrai revendiquer quelque chose… L’avantage de la revendication des phénomènes naturels, c’est que « dieu » est un peu ton assistant…
Marco Scotini