Dans le roman et chef-d’oeuvre symboliste À rebours de Joris-Karl Huysmans (1884), l’antihéros Jean des Esseintes, qui incarne l’esprit décadent par excellence en la figure d’un esthète reclus, frémit d’émerveillement à l’écoute de la prose de Gustave Flaubert : « Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés »[1]. Ce passage prélude parfaitement à la troisième exposition personnelle de l’artiste américain Hernan Bas à la Galerie Perrotin, Paris, qui présente au sens propre comme au sens figuré un ensemble « fruité et fleuri » de nouvelles oeuvres sur lin et papier.
Né en 1978, Hernan Bas développe depuis le tournant des années 2000 une iconographie fortement marquée par l’esthétique décadente et symboliste – artistique et littéraire – de la fin du 19e siècle. Sa pratique s’inscrit dans le renouveau figuratif et romanesque de la peinture observé depuis le courant des années 1990. Du paysage à la scène de genre, en passant par le portrait et pour la première fois avec l’exposition « Fruits and Flowers » la nature morte, presque toutes les catégories de la peinture classique sont revisitées dans un monde fantasmé à la sensualité aussi instinctive qu’ambigüe.
Le plus souvent pour ne pas dire toujours, Hernan Bas détourne les titres et sujets de ses oeuvres à force de jeux de mots et allusions homosexuelles. Dans certaines des peintures exposées à la Galerie Perrotin comme par exemple « Odd Fruit », un vendeur d’oranges assis derrière ses étals débordants, le terme « fruit » renvoie non sans humour à la fois aux personnages et aux véritables fruits représentés avec eux dans des scènes bucoliques, la plupart desquelles tournent autour de loisirs liés à la saison de récoltes. Parmi ces derniers notamment, quelques jeux festivaliers typiquement américains et particulièrement rustiques ont intéressé l’artiste. En l’occurrence, « The Unlikely Winner » représente un jeune homme dévorant des tartes à un concours du plus gros mangeur, tandis que « Bobbing » décrit un groupe de six adolescents jouant à la pomme dans l’eau, ou encore l’étrange « The Sunday Snail race ». Enfin, « William Won’t tell (pinky swear) » revisite et dévoie le mythe de Guillaume Tell dans des sous-bois dignes de Paul Cézanne, de même que « (Shh) William Won’t Tell » en présentant le seul profil d’un éphèbe rougissant, l’index d’un autre lui clouant le bec, comme puni dans l’attente qu’une flèche vienne peut-être percer la pomme qui lui couronne la tête…
Dans les peintures figuratives d’Hernan Bas, le traitement minutieusement détaillé des protagonistes et surtout la luxuriance ou l’exubérance du paysage les enveloppant, qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’oeuvre romantique d’Arnold Böcklin ou celle de Caspar David Friedrich, contrastent fortement avec l’esquisse beaucoup plus gestuelle et hâtive de certains pans de ses arrière-plans, comme par exemple dans « The rare orchid collector (on expedition) ». Saisis dans des instants de pure flânerie, ses personnages apparaissent toujours comme suspendus dans le temps et dans les limbes, entre adolescence et âge adulte, nature et abstraction. Chaque scène s’offre à nous comme un songe et le symbolisme l’emporte complètement sur le naturalisme. « “Fruits and Flowers” est le résultat d’une investigation sur la manière de faire des passe-temps américains ruraux le sujet de peintures ‘classiques’. Je voulais peindre ces loisirs peu intellectuels de la même manière que Bonnard les aurait approchés, les rendre selon mon propre vocabulaire plus “fruités”, comme s’ils étaient joués non pas par un Américain du Midwest mais un dandy contemporain », précise-t-il. Rien ou presque ne semble se produire dans les visions dilettantes et expressionnistes d’Hernan Bas, dont la palette vibrante, presque fauviste, rappelle en effet celle de Pierre Bonnard, membre illustre du groupe nabi formé à la fin du 19e siècle, qui parvint également en travaillant de mémoire à insuffler un caractère irréel, onirique, à ses peintures inspirées notamment par les estampes japonaises, s’agissait-il de ses portraits intimistes, de ses paysages animés ou encore de ses natures mortes.
Justement, d’autres exemples de l’utilisation délibérée de doubles sens figurés par Hernan Bas au sujet cette fois de la décadence florale incluent « Ripe » (mûr), qui représente un jeune homme morne croulant sous le poids d’une corbeille en osier remplie de tournesols dans une chaleur étouffante, ou encore « Wilting » (flétrissement), qui décrit aussi bien la langueur que l’on peut lire sur le visage et dans la posture du protagoniste que l’état des fleurs se fanant dans un vase devant lui. Par association ces figures lasses, charnelles et florales, rappellent immédiatement à l’esprit la description du spleen par le précurseur du Symbolisme littéraire Charles Baudelaire dans sa collection de poèmes Les Fleurs du Mal (1857). Enfin, pour la première fois Hernan Bas présente à la Galerie Perrotin des natures mortes, « Private Bouquets », une série de compositions florales. Disposés dans des vases raffinés, les bouquets sont dépeints en partie dissimulés derrière les lamelles de stores vénitiens, ce qui opère avec une discrétion légèrement voyeuriste le transfert métaphorique de la charge sensuelle sous-entendue dans les portraits de l’artiste. De ces précieux pétales, qui se dérobent au regard, aux « fruits » las et fleurs fanées décrits auparavant, Hernan Bas invoque ici le genre même de la vanité et le caractère transitoire de la vie entre beauté éphémère et fragilité androgyne.
Violaine Boutet de Monvel
[1] Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine (The Temptation of Saint Anthony), 1874.