À la Kunsthalle Basel, Pantheon repense un quartier d’affaires comme un territoire où le pouvoir se construit, se conteste et se mémorise. Mêlant film, objets et installations dans l’espace, Valentin Noujaïm (né en 1991) conçoit dans sa première exposition personnelle insti tutionnelle une expérience qui exhume des histoires méconnues, tapies à l’ombre du paysage urbain.
Avec sa dernière production, le cinéaste conclut sa trilogie de films sur La défense – présentée ici pour la première fois dans son intégralité. Dans une France qui étouffe l’histoire des minorités marginalisées, Noujaïm mobilise le sensuel pour visibiliser leurs récits, employant une stratégie cinématographique qui devient ainsi un geste politique conscient. Ses protagonistes se déplacent dans des rues nocturnes, des débris de salles de conférence et des clubs souterrains en ruines, baignés de paysages sonores atmosphériques. Seul·e·s ou en conversation, il·elle·s réflé- chissent à la déshumanisation et à l’aliénation d’une société sous surveillance, leurs expériences s’étendant des années 1980 à aujourd’hui.
Dans les espaces d’exposition, le cinématographique se transforme en installation – chaque film étant présenté dans une scénographie spécifique. Les visi- teur·euse·s, traversant les couloirs d’un bâtiment apparemment abandonné, découvrent les vestiges de salles de conférence et de lieux de surveillance. Gardée par des gargouilles fantomatiques, La Défense, à la fois le plus grand quartier d’affaires d’Europe et le cadre de la trilogie de films, se profile comme sujet et métaphore du pouvoir institutionnel.
Pantheon s’érige comme un contre-monument honorant les histoires négligées et les voix supprimées qui font également partie de la société française. L’exposition devient ainsi une chambre de résonance critique qui se fait l’echo des fractures de la société pour créer des images alternatives.
Valentin Noujaïm: Pantheon jeune cadre évoluant dans les tours de verre du monde de l’entreprise, alors qu’elle subit une déshumanisation Érigé à l’origine comme un temple dédié aux dieux, puis consacré comme le panthéon du récit national français, le Panthéon de Paris s’impose majestueusement, témoin intemporel des figures illustres qui ont marqué son histoire. Dans cette exposition, Valentin Noujaïm crée un panthéon alternatif, dévoilant l’architecture du pouvoir à travers des histoires méconnues de la société française.
Sa trilogie cinématographique La défense est nommée d’après le plus grand quartier d’affaires d’Europe. Cette ville d’acier a été construite dans les années 1960 comme un symbole de la France moderne, sur les vestiges d’un ancien bidonville occupé par des travailleur·euse·s algérien·ne·s. Chacun des films se déploie dans un environnement immersif distinct, cartographiant les tensions entre intégration et exclusion, visibilité et effacement, ascension et chute.
Archive de la résistance
L’exposition s’ouvre dans une salle de conférence abandonnée, où Pacific club (2022) plonge le public dans les souvenirs d’Azedine Benabdelmoumene. Le film reconstitue un sanctuaire éphémère dans les sous-sols de la Défense, au cœur des bouleversements des années 1980. Le Pacific club, l’une des seules boîtes de nuit parisiennes à accueillir des jeunes des banlieues — majoritairement enfants d’immigré·e·s — leur offrait un sentiment d’appartenance dans une ville qui les marginalisait bien trop souvent. Pourtant, sur fond d’épidémie de sida, de crise de l’héroïne et de montée du Front national, ce refuge fragile s’est retrouvé abandonné par l’indifférence des institutions. Alors que le club peinait à survivre, le gouvernement français érigeait au même moment la Grande Arche de la Défense, pour célébrer le bicentenaire de la Révolution française. Le film met en évidence le fossé entre ces gestes de l’exercice du pouvoir et les réalités des personnes reléguées aux marges, interrogeant qui a réellement sa place dans le récit national.
Entre protection et contrôle
Dans la salle suivante, le public découvre deux gar- gouilles sculptées, comme emprisonnées dans des enceintes métalliques, sentinelles silencieuses qui observent et sont observées. Noujaïm puise dans le symbolisme médiéval, où les gargouilles veillaient autrefois sur les lieux sacrés pour les protéger des esprits malveillants. Leurs formes grotesques et hybrides, à la fois monstres et saints patrons, reflètent les contradictions des systèmes de sécurité contemporains, où protection et oppression, visibilité et contrôle, fusionnent dans une unité troublante.
Au-delà des gargouilles s’étend un bureau d’entreprise stérile, vidé de toute chaleur humaine. C’est dans cet environnement que se déploie To exist under permanent suspicion (2024). Le film suit Claire, une méthodique. Sous surveillance constante, elle se retrouve piégée dans un cycle d’aliénation. La tension monte jusqu’à une transformation inévitable : de salariée docile, elle devient incendiaire vengeresse. Au sein d’un système de surveillance et de discrimination permanentes, la métamorphose de Claire en prétendu « monstre » devient paradoxalement un acte de résistance, une affirmation de soi, un refus de disparaître.
« Les héros du néant »
En quittant l’environnement « corporate », les visiteur·euse pénètrent dans un contre-monument dédié à celles et ceux effacé·e·s de l’histoire officielle. Suspendues au-dessus d’eux·elles, à l’image d’une galerie de portraits, des images-fantômes tirées des films, imprimées sur des plaques d’acier, forment un contre-panthéon. Ces figures, à l’antithèse des récits traditionnels héroïques, sont érigées comme les membres du Panthéon, affirmant que ces vies méritent d’être vues, reconnues, mémorisées. Noujaïm emprunte l’expression « héros du néant » à l’autrice Louisa Yousfi, plaçant ses protagonistes non pas comme des figures triomphantes, mais comme des présences obstinées, des résistances silencieuses. Ils·elles incarnent la survie dans une société qui les refuse : des corps en lutte contre l’effacement.
L’ascension se poursuit vers la dernière salle de l’exposition. Dans Demons to diamonds (2025), ultime chapitre de la trilogie, une voix venue des profondeurs résonne à travers le quartier, répétant l’annonce d’une catastrophe imminente. Les suicides récurrents projettent des ombres longues, silencieuses mais tenaces, rappelant l’échec déjà inscrit au cœur même de la structure de la ville. Les tours de verre de La défense apparaissent fracturées, en réalités isolées, chaque fenêtre dévoilant un monde clos. À l’intérieur, les travailleur·euse·s partagent une conscience para- lysante des dysfonctionnements systémiques, tout en restant incapables d’y échapper. La verticalité du quartier d’affaires alimente une chute sans fin, un système en spirale vers sa propre disparition. La défense demeure le temple d’un effondrement.
La trilogie de films La défense de Noujaïm révèle un quartier autrefois conçu comme un phare de la modernité française, mais qui a toujours été un monu- ment à l’exclusion. Du refuge souterrain du Pacific club aux bureaux d’entreprise stériles, en passant par les hauteurs mortelles des tours, il cartographie la topographie du pouvoir, un espace où les marginalisés doivent naviguer entre intégration et rejet, ascension et chute, humanité et monstruosité.