Cette 25ème édition de la Regionale présente treize artistes de la région trinationale autour de Bâle, qui explorent à la Kunsthalle les points de convergence entre moments intimes et gestes publics. Des coins tranquilles aux places animées, des paysages introspectifs aux frontières architecturales, ces œuvres capturent des aperçus fugaces de mondes intérieurs – tel Un sourire privé (A private smile) qui devient soudain public. Ces regards prennent forme là où se recoupent le privé et le collectif, et offrent de nouvelles perspectives dépassant les limites de notre quotidien.
Monter les escaliers dans l’exposition s’assimile ainsi à une chorégraphie de l’immersion : le rayon laser vert et précis de David Moser traverse cette architecture si familière et dessine de nouvelles lignes dans l’espace. Dialoguant avec les contraintes spatiales et les œuvres environnantes, cette installation réinterprète les escaliers et modifie les repères de son voisinage. Elle interroge ainsi notre compréhension de la présence et de la corporalité, abolit les frontières et révèle des points de vue inattendus.
La sculpture en aluminium de Margherita Raso évolue entre la dimension du visible et de l’invisible, tel un souffle figé maintenu en équi- libre sur un support pour saxophone. Les ruptures et les vulnérabilités du processus créatif font l’objet d’une exploration de l’artiste qui les rend visibles sur l’épiderme métallique de ses œuvres. Cette fragilité se retrouve dans la figure allongée sur un socle dans la première salle d’exposition – un subtil équilibre de masse et d’immatérialité.
Les sculptures High rise, 2021, de Mia Sanchez rappellent des lampes de salon et occupent l’espace non seulement par leur forme, mais aussi par leur douce lumière. En les observant plus attentivement, ces formes aux allures domestiques sont en réalité des miniatures de façades métropolitaines. L’artiste explore l’anonymat de la vie urbaine à travers ces répliques de bâtiments photographiés, tels des maquettes. Dans ses œuvres, elle brouille les frontières entre la visibilité et le repli sur soi, et nous invite à s’interroger sur les histoires humaines derrière ces nombreuses fenêtres.
Les dessins de Roberto Ronzani de la Leyla serie, 2023, s’assimilent à des journaux intimes visuels, à mi-chemin entre une architecture publique et une existence privée. Du rêve éveillé au dessin en passant par le texte, l’artiste construit des architectures de la mémoire, fragiles mais saisissantes. Au crayon, au crayon de couleur et au pastel, il capture des moments de perte et de réflexion, et condense des émotions passagères dans ses univers visuels méditatifs.
Ces topographies introspectives trouvent leur prolongement dans les tableaux autofictionnels de Péixe Collardot. Réalisés au cours de longues périodes d’exploration personnelle, ces tableaux sont des fenêtres sur le présent et un avenir imaginé, qui transforment son atelier en un espace d’auto-projection. Chacun de ses coups de pinceau est la trace d’une rencontre avec soi-même et révèle la complexité de l’identité et des rêves.
À proximité, les caisses en bois de Yongkuk Ko se font la charnière entre la mémoire et l’imagination. Elles conservent des fragments de souvenirs personnels sous forme d’univers imagés autonomes et servent ainsi de réceptacles à une documentation intemporelle et pourtant susceptible d’évoluer.
Les explorations humoristiques de Leon Mörmann autour des microcosmes de villages révèlent toute la poésie de la vie quotidienne rurale. Il en émane un langage visuel de périphérie, qui aborde la sphère privée non pas comme étant en opposition avec la sphère publique, mais comme étant son commentateur espiègle. La démarche picturale – le collage et la superposition, l’attente patiente ou impatiente du bon moment – fait écho à la temporalité complexe de ces récits de village accessibles.
Ute Maria Schmid, en revanche, utilise le papier à la fois comme support pictural et sculptural, le pliant, le découpant et le superposant pour créer des compositions structurées. Ses œuvres alternent le mat et le brillant, transformant ainsi ce qui semble banal en des paysages symboliques. Elle se consacre, dans différentes séries, aux espaces intermédiaires et aux zones de concentration qui caractérisent notre environnement et en dégage des histoires cachées issues de notre vie quotidienne. Inspirée des nuances du décor intérieur de l’artiste, la couleur des murs invite à se plonger dans l’univers spatial.
Cette ambiance de transition entre familiarité et changement accueille la pratique de Noon Selina Marrero Julian, qui s’empare d’objets quotidiens pour interroger les relations entre intimité et consommation. Des crochets métalliques, sortis de leur contexte commercial, sont les protagonistes d’une histoire d’amour inattendue, .entourés de dessins imparfaits au fusain grossier sur panneaux de fibres. Le motif récurrent d’un hélicoptère, inspiré d’une observation furtive, devient un élément à la fois humoristique et critique, évoquant aussi bien les rêves enfantins que les réalités consuméristes.
Les Alpes miniaturisées de Manuela Morales Délanos véhiculent une mise en scène de la familiarité dans l’exposition. La neige artificielle est à la fois une illusion et une révélation – semblable à un sourire silencieux qui, dans un contexte social, atteste d’un lien paradoxal entre familiarité et aliénation. C’est pourtant dans son caractère artificiel que la neige révèle une autre vérité : ce que nous percevons – qu’il s’agisse de la prétendue neutralité suisse, des frontières nationales ou de nos aspirations collectives à la réussite – cache souvent des réalités plus profondes et plus complexes.
Si la première salle d’exposition ouvre un vaste champ autour de l’imagination et des mondes imaginés, la seconde salle se concentre sur le corps et sa présence physique. Les sculptures de David Moser explorent la relation entre séparation et connexion à travers quatre cabines en verre positionnées dans trois coins de la pièce. La paroi en verre ne sert pas de fenêtre, mais de barrière qui interroge la confidentialité, la visibilité et l’identité. Les matelas suggèrent une forme de protection vulnérable, tandis que les coins vides rappellent l’ambiance énigma-tique d’une niche isolée ou d’un darkroom.
Sous la lumière crue de l’éclairage artificiel dans l’exposition, les dessins d’Ester Alemayehu Hatle No stop human, 2024, documentent la présence corporelle parle contact direct avec le papier. Ils retracent les mouvements et les points de contact, et capturent des séquences de temps et de corporalité. Ses traits sombres et densifiés parlent d’épuisement et de tension et créent un échange direct entre le matériau et le corps. Entourées des cabines en verre de Moser, les frontières entre performance et documentation s’estompent dans ce travail et nous invitent à réfléchir à nos propres interactions avec l’espace.
L’exposition est traversée parune musique dynamique, assimilée à une bande-son incessante, qui prend corps dans la cadence des espaces architecturaux. La dernière salle de l’exposition présente la vidéo de Daniel Kurth, Schere klasse kapital, 2024, qui cible une société poussée à la consommation. La caméra filme l’architecture urbaine de Berlin dans un rythme saccadé, en y superposant un poème composé à partir de textes existants qui traitent de l’inégalité, de la culture de la marchandise et du travail. La musique entraînante, tel un écho des pulsations urbaines, souligne la critique formulée dans cette œuvre.
C’est sur le fond critique d’une société dominée parles marchandises que se déploie Sculpture for a sex worker, 2024, de Nolan Lucidi. L’instal- lation montre des reconstructions spatiales presque précises, basées sur les expériences personnelles de l’artiste. Ces espaces créés à partir de souvenirs reflètent divers thèmes comme la projection, l’identité et le désir, parmi lesquels la mise en scène de la proximité ressort tout particulièrement. L’utilisation de parfum, et son rôle dans nos fantasmes, révèle comment les souvenirs personnels et les représentations sociales façonnent les expériences liées au corps et au travail.
La conception globale de l’exposition condense les différentes positions artistiques en une exploration complexe de moments qui font transparaître des aspects privés s’associant à des aspects collectifs pour créer une nouvelle approche de la vie quotidienne. Les artistes saisissent des moments fugaces de présence corporelle, traduisent des paysages oniriques personnels sous des formes condensées et interrogent les espaces construits de l’identité nationale et personnelle ainsi que la superposi- tion des dimensions mentales et physiques. Certaines œuvres se font le lieu d’interventions humoristiques, tandis que d’autres évoquent des échos de l’histoire. A private smile renonce à définir ces espaces – au lieu de cela, l’exposition révèle les espaces intermédiaires où liberté et limitation se conditionnent mutuellement.