Le génie de Fuentealbilla a raccroché à 40 ans en octobre dernier. Après avoir étalé son talent sur trois décennies, l’enfant du club blaugrana laisse derrière lui une empreinte indélébile qui le classe parmi les plus grands joueurs de ce sport. Hommage au divin chauve à qui l’élégance va cruellement manquer dans un monde désormais bien ancré dans le business où l’argent est la seule règle.

Le foot a eu Pelé, puis Maradona. Cruyff, Platini puis Zidane, Messi, Cristiano Ronaldo. Des générations dorées, qui, mise à part le Brésilien, ont vu tous ces joueurs avoir le privilège de recevoir la plus grande distinction de ce sport, le Ballon d’Or. A ce titre, Andrès Iniesta est comme une anomalie au tableau de chasse et il est assez étonnant qu’aucune personnalité politique ou publique n’ait pensé à lui remettre la récompense, au moins pour l’ensemble de sa carrière. Certains sont, à vrai dire, plus occupés à remettre en question celui de son ancien comparse du Barça, Lionel Messi, obtenu en 2010 pour ce qui a suscité l’une des plus grandes polémiques de ce siècle.

Avec un palmarès gargantuesque, dont la grande majorité acquise au sein du club catalan, Iniesta s’est surtout distingué par sa vision, sa qualité technique, sa vista et son élégance. Il a formé avec Xavi Hernandez et Sergio Busquets le trio le plus emblématique d’Europe et l’un des plus complémentaires de l’histoire.

Quand le petit Andrés échappait au grand rival

Mais l’histoire d’amour entre Don Andrés et Barcelone a bien failli ne jamais avoir lieu. Pour le savoir, il faut remonter en 1996. En sortant d’Albacete (son premier club à onze ans), le milieu de poche remporte le tournoi à sept de Brunete, représenté par José Ramon de la Morena, qu’il gagne, le révèle et lui permet d’être repéré par le Real Madrid. Flatté par cet intérêt, le désormais mythique numéro huit refuse toutefois l’offre car, selon les dires de son paternel, l’internat du centre merengue est situé dans un quartier résidentiel et à priori infréquentable. Une aubaine pour le FC Barcelone, qui va dépêcher un de ses agents, Enrique Orizaola, afin de séduire la pépite et lui faire signer son premier contrat. Une affaire qui roule, puisque Andrès s’engage avec le club blaugrana après le feu vert de ses parents, convaincus que leur fils prodige va s’épanouir après avoir visité les locaux de la Masia.

L’automne de cette année-là est donc le début d’une idylle qui va durer vingt-deux ans, au cours de laquelle il va remporter quarante titres, devenir le joueur espagnol le plus titré de l’histoire et finir par être le chouchou du Camp Nou.

Le grand oublié du Ballon d’Or ?

C’est le grand débat qui rejaillit chaque année et qui a donc refait surface à l’occasion de la retraite du magicien ibérique. Méritait-il la récompense suprême ? Ça ne fait aucun doute. Pourquoi ne l’a t-il jamais eue, à défaut d’avoir été nommé meilleur joueur d’Europe de l’UEFA en 2012 ? Probablement parce qu’il a eu le tort d’être tombé dans la même génération que son ex-coéquipier Lionel Messi. Aussi, et comme le soulignait le journaliste Cyril Morin dans son article datant de 2018, parce qu’il a payé son manque de régularité, que le fameux but qui envoie l’Espagne sur le toit du monde à Johannesburg et le fait qu’il soit élu meilleur joueur du mondial sud-africain ne pouvaient pas suffire pour le couronner. On ne juge pas un Ballon d’Or sur un mois de compétition mais sur l’année civile, là où son partenaire argentin a empilé les buts (47), à défaut d’avoir su mener sa sélection au graal.

Rebelote en 2012 après l’Euro

Deux ans plus tard, revoilà Iniesta de nouveau dans la course. Fort de son deuxième sacre d’affilée avec la Roja lors du Championnat d’Europe des Nations organisé par la Pologne et l’Ukraine où il fut nommé à la fois meilleur joueur du tournoi et de la finale, il va là aussi voir la Pulga lui ravir l’or. Cette fois, il est un candidat très sérieux au titre. Mais le natif de Rosario a réussi à faire plus costaud encore : inscrire 91 buts sur l’année civile et battre un record vieux de quarante ans détenu par l’allemand Gerd Müller, avec la particularité d’être le premier joueur à mettre un quintuplé en Ligue des Champions. Le Bayer Leverkusen s’en souvient encore…

Ce qui ne l’empêchera pas d’obtenir sa première distinction personnelle en août de la même année, celui du meilleur joueur européen de l’UEFA, devant… Messi et Ronaldo. Si, par rapport à 2010, le sacre de l’argentin fait moins scandale, on est en droit de se demander ce qui a toujours manqué au maestro pour repartir avec le tant désiré trophée.

Trop altruiste pour être l’élu ?

Le fait est qu’être dans l’ombre de l’argentin et du portugais n’aide pas, tant les deux ont monopolisé la distinction depuis 2008 (8 pour Messi, 5 pour Ronaldo). Seuls le croate Luka Modric et Karim Benzema ont su mettre une pause à leur hégémonie, étant sacrés respectivement en 2018 et 2022. Ensuite, avoir été l’un des meilleurs pourvoyeurs de cuir du numéro 10 blaugrana lui a donné, pour le coup, un désavantage. Le Ballon d’Or met depuis quelques années dans la lumière les attaquants, ceux qui alimentent les statistiques et moins ceux qui les font briller. Mais un buteur d’exception n’est rien sans celui qui le sert dans les meilleures conditions et c’est là tout le paradoxe. Andrès Iniesta a longtemps été l’accélérateur du Barça et parfois même plus “clutch”1 que Messi mais a surtout été son pendant parfait en club, accompagné par le Brésilien Daniel Alves, permettant à chacun des joueurs de cette équipe de se forger un palmarès inédit dans l’histoire du football.

Pas assez bankable ?

C’est le dernier argument qu’on peut avancer, et à raison. Le Ballon d’Or récompense aussi les joueurs qui vendent le plus de maillots et produits dérivés et à ce niveau, Iniesta n’arrive pas à la cheville de ses deux rivaux qui sont, eux, des monstres de rentabilité et véritables multinationales sur pattes. Le football prôné par l’espagnol s’adresse surtout aux puristes du jeu simple, sans fioriture et au service du collectif tandis que les deux autres sont davantage orientés sur la machine à buzz.

Un final sans apothéose au Japon puis aux Emirats

C’est donc en extrême-orient que le milieu régulateur a terminé sa carrière, alors qu’on pouvait penser qu’il aurait pris soin de se retirer tranquillement dans son club de coeur. Sauf que l’autre passion du divin chauve se trouve être le domaine viticole et qu’il a trouvé en terre nipponne le terrain fertile pour y importer son cépage. La Bodega Iniesta, affaire de famille, lui a permis d’exporter un cru estimé à six euros la bouteille. Le football passant au second plan et donc le bien-être de sa famille avant tout, il a tout de même réussi à décrocher trois titres nationaux avec le Vissel Kobe avant de clore le chapitre à l’Emirates Club de Ras el Khaïmah.

Une fin d’aventure peu commune pour une légende que le monde du ballon rond n’oubliera pas.

À quelle place le situer au panthéon ?

C’est peut-être la vraie question concernant le principal intéressé : à quel étage le mettre dans la hiérarchie des légendes. En tout cas, pas au niveau du Roi Pelé qui du haut de ses trois Coupes du Monde dont la première à dix-sept ans, semble intouchable parmi tous. Diego Maradona ? non plus, son Mundial-86, sa chevauchée fantastique face à l’Angleterre de Bobby Robson avec la main de Dieu, son aura mystique accompagnée du périple au Napoli font de lui un élément hors de portée de l’espagnol. Johan Cruyff ? L’instigateur du football total et fondateur de l’Ajax des années 80 fait partie des murs. Michel Platini ? Là, niveau titres, Iniesta domine mais les faits d'armes en sélection et clubs de l’ancien créateur des Bleus (Euro 84, Saint-Etienne, Juventus) font de lui un joueur que le troisième âge et plus mettra au palier supérieur. Zinédine Zidane est peut-être plus abordable. Niveau palmarès, là aussi l’ibère est au-dessus, mais bien qu’ayant été le maître à jouer de sa sélection avec le fait d’avoir su être constant sur la durée des tournois continentaux, il n’a jamais réalisé une masterclass telle que “Zizou” a su offrir lors du quart de finale du mondial allemand de 2006 face au Brésil de Ronaldo, le genre qui reste dans les mémoires éternellement. Difficile donc de répondre à cette interrogation. Chaque joueur a marqué son époque, dans différents contextes. Le magicien catalan restera, dans tous les cas, une icône intemporelle pour les siens.

Notes

1 Clutch : dans le football, la capacité d’un joueur à performer au très haut niveau sous pression.