Perrotin a le plaisir de présenter la première grande exposition européenne de Koak en France. Lake margrethe est la deuxième exposition personnelle de l’artiste basée à San Francisco avec la galerie.
Cette exposition propose de multiples points d’entrée dans l’œuvre de Koak. L’énergie qui se dégage des formes et des couleurs est immédiatement perceptible. Formée au médium littéraire visuel du comics, Koak a importé dans le champ de la peinture la puissance communicationnelle de la ligne, qu’elle compare à « une sorte de langage qui traverse [sa] pratique (de dessin, de peinture et de sculpture), dont le ton et l’intonation peuvent changer radicalement avec la moindre variation de sa courbe ou de son épaisseur.» Le sous-texte autobiographique de l’exposition, par une représentation discrète des liens familiaux et intergénérations, se laisse discerner de façon plus diffuse. Koak décrit son exposition comme «la plus personnelle que j’ai créée depuis longtemps ». L’artiste souligne le lien profond et intime qu’elle entretient avec les œuvres. Dans plusieurs peintures de cette exposition, Koak évoque ses propres souvenirs et liens familiaux et les représente à des degrés de détail et d’abstraction qui varient impénétrablement, comme dans les trois «portraits-fenêtres » de sa grand-mère (Nancy in blue), de sa mère (Carmine), et d’elle-même (Self portrait from a green window).
Les quatre salles de l’exposition incarnent chacune l’un des thèmes majeurs de l’œuvre. La première, en forme d’introduction, est travaillée par l’interaction entre abstraction et réalisme dans l’exploration permanente que fait Koak du personnage. Un motif récurrent est introduit–les coquillages et les spirales–deux formes qui thématisent non seulement un rapport à la nature, mais également les frontières entre nos corps et l’extérieur. La deuxième est la salle principale. Elle met en avant le principe d’un espace protégé, safe, et représente la nature capricieuse des espaces de transition entre intérieur extérieur. La troisième salle présente des dessins et des sculptures plongés dans une muralité d’un ton bleu-gris rappelant le ciel et invite à une pause dans le parcours, à la manière d’un moment d’introspection. La quatrième salle est construite autour de la couleur qui a inspiré le thème global de l’exposition–le vert–et souligne la fragilité et la relation ténue entre l’espace domestique et la nature.
L’installation offre une vue d’ensemble de l’œuvre de l’artiste. Son usage expressif des couleurs témoigne d’un savoir-faire qui imprègne tous ses travaux, des grands formats spectaculaires à l’intimité des réalisations sur papier, en passant par ses sculptures à taille humaine. À y regarder de plus près, son sens du détail est tout aussi apparent: l’œil couleur arc-en-ciel de la figure en rouge (Weathervane), le rose chair qui pointe sous le vert des flammes qui entourent les trois danseuses (The dancers), et la texture grenue des volutes ivoire sculptées dans Magritte’s Door, fruits de la superposition méticuleuse de peinture, faite de copeaux de crayons de bois issus de l’atelier de l’artiste.
Derrière ces personnages et ces scènes énigmatiques, se trame un thème reliant de façon complexe deux histoires apparemment sans rapports. La première est celle du lac qui donne son titre à l’exposition, trois syllabes qui évoquent les étés de l’enfance passés au bord de l’eau par Koak et sa famille, les baignades rafraîchissantes, une forme de joie simple, heureuse. Mais comme dans la fable qui constitue le premier chapitre du célèbre traité écologiste Printemps silencieux de Rachel Carson, l’idylle appartient au passé. Autrefois paradisiaque, le site du nord du Michigan est aujourd’hui ravagé par des polluants éternels, déversés là par une base militaire. Dans un entretien1 récent, Koak explique: «J’ai des souvenirs de mon enfance dans le Michigan où le vert est le vert éclatant des arbres autour de la cabane en rondins de bois de mon grand-père et celui des eaux du Lake Margarethe, dans lesquelles nous nous baignions chaque été, sans savoir qu’elles étaient empoisonnées».
La seconde histoire tourne autour du pigment de vert émeraude, l’une des couleurs star du XIXe siècle. À l’époque, cette couleur éclatante, présente dans certaines peintures de l’exposition, se déclinait en plusieurs variantes (vert de Scheele, vert de Paris…) et était beaucoup utilisée dans l’industrie textile, la papeterie, ainsi que par les peintres.
Cependant, comme le lac, elle se réveilla être hautement toxique, car fabriquée à partir d’un dérivé arsenic. On estime que ce pigment fut responsable du diabète sévère qui frappa Cézanne, qui adorait l’utiliser, des troubles neurologiques de Van Gogh, ou encore de la vision déclinante de Monet dans la dernière partie de sa vie. On s’en servit par ailleurs comme d’un raticide dans le Paris des années 1930.
Que des souvenirs glorieux puissent être entachés par la conscience de la destruction; qu’un danger invisible corrompe tout, même ce qui est supposé produire du beau; qu’une couleur puisse être utilisée pour exterminer une espèce jugée nuisible2 –tout cela résume parfaitement la nature changeante du dualisme de l’exposition. Koak affirme : «Je me suis spécifiquement intéressée à la capacité qu’a la couleur de saisir en même temps l’éclat de la vie et celui de la maladie, la dualité dans la nature destinée à être essentielle et parfois hostile, et cette sorte d’éclat oscillant entre l’état de l’être regorgeant de vie et l’être hanté par la maladie. Cette exposition porte avant tout sur la vie dans l’espace liminal en équilibre entre ces deux mondes ». Le lac–qui donne également à l’exposition son unité de lieu–constitue l’allégorie parfaite de cette ambiguïté, une dynamique conceptuelle qui permet à des interprétations de se croiser de se superposer dans les mouvements parfois contradictoires.
La complexité est centrale dans la pratique de l’artiste. Encore faut-il préciser qu’elle confine moins à une forme de mélancolie qu’à une mise en scène constante d’un principe de dualité, qui définit et structure son travail en profondeur. Chez Koak, la nature est une ombre, les paysages sont des corps, et le lac porte un prénom de femme. Et tandis que les mondes mentaux se mêlent aux lieux existants, les espaces de retraite, supposément safe, se trouvent exposés en pleine lumière. La femme de Nancy in Blue est-elle positionnée à l’arrière ou à l’avant du plan pictural? Le corps représenté dans Self portrait from a green window (after Lois Dodd) est-il un reflet, ou une vision depuis l’intérieur de la maison ?
La superposition des strates avec lesquelles l’artiste élabore ses œuvres rend parfois leur lecture indéchiffrable. Les espaces liminaux sont omniprésents, chaque toile quasiment représentant une fenêtre, une porte, un espace de partage. Ainsi les frontières entre souvenirs et le rêve, l’observation et le fantasme se trouve-t-elles brouillées. Et même les trois œuvres de l’exposition qui puisent spécifiquement à la source de l’histoire de l’art occidental3 semblent tout droit sorties de l’imagination de l’artiste.
The dancers, qui annonce la dernière salle de l’exposition, représente trois personnages immergés dans un environnement naturel, avec un espace domestique lointain à peine visible à l’horizon. Koak rappelle que «ce jeu entre différents modes de représentation du personnage élargit les thèmes de l’exposition : frontières, santé, et maladie ». Le tableau approfondit l’exploration des espaces de transition entre nous-mêmes et la nature, mettant l’accent sur la tension entre être totalement présent·e dans notre corps et l’expérience de la dissociation. Les personnages – qui représentent la mère de Koak et ses deux sœurs–dansent joyeusement en cercle au milieu d’une tempête, incarnant une célébration de la résilience, de la régénération, et de la vie. En même temps qu’elle est entraînée dans cette scène de célébration, le visiteur est invité à réfléchir à la relation fluide, souvent perméable, entre le soi et les terrains mouvants de l’identité, de la mémoire, et de la rencontre.
Koak Née en 1981 à Lansing, Michigan, États-Unis. Vit et travaille à San Francisco, États-Unis.
L'œuvre de Koak dépeint la dualité complexe de l'identité et de la nature humaine grâce à une maîtrise de la ligne qui s’exprime aussi bien dans le dessin, que la peinture ou la sculpture. Fruits d’une technique raffinée et d’un mark-making fluide, ses personnages chargés d'émotion sont imprégnés d'un sens irrésistible de l'action et de la vie intérieure. Koak est titulaire d’un diplôme des Beaux-Arts en bandes dessinées (MFA in Comics) du California College of the Arts. Parmi expositions institutionnelles les plus récentes ou à venir figurent Crafting radicality (2023) au de Young Museum, San Francisco, et New time: art and feminisms in the 21st century au Berkeley Art Museum and Pacific Film Archive | BAMPFA, Californie, États-Unis. Ses œuvres seront présentées dans le cadre de l'exposition Infinite regress: mystical abstraction from the permanent collection and beyond at Kemper Museum of Contemporary Art, Kansas City, Missouri, États-Unis du 20 septembre 2024 au 23 février 2025.
Notes
1 Juxtapoz, Fall 2024 Quarterly.
2 Consciente de l’empreinte écologique de son activité artistique, Koak a mis en place des
pratiques durables au sein de son atelier, notamment un système de traitement innovant pour
filtrer l’eau contaminée par des produits chimiques accumulée lors du lavage des pinceaux et
des outils.
3 The dancers évoque les différentes danses Matisse, ainsi qu’un détail de Oberon, Titania
and Puck with fairies dancing de William Blake (vers 1786); Magritte’s Door est un emprunt
à La réponse imprévue (1932) de René Magritte; Self portrait from a green window (after
Lois Dodd) reprend Self portrait in greenhouse window de l’artiste américain Lois Dodd
(1971).