Vendredi 19 mai 2023, 18h.
Mon amie Maia et moi sommes en route pour aller assister au spectacle. La représentation a lieu dans une heure, au théâtre de la Comédie Bastille, dans le onzième arrondissement de Paris.
Maia a lu le livre dont est tirée la pièce et l’a adoré ; c’est donc sur son conseil que nous avons pris nos billets quelques jours plus tôt. De mon côté, je n’en connais pas l’histoire : il trône dans la bibliothèque familiale depuis plusieurs années et étrangement, je suis toujours passée devant sans le saisir, malgré tous les échos positifs qu’il a reçus - peut-être est-ce précisément le nombre important d’avis élogieux émis à son sujet qui m’en a éloignée.
Quand je lui demande de me pitcher le récit, elle m’explique qu’il s’agit en fait de trois histoires, celles de trois femmes aux destins entremêlés, d’où le titre, « La tresse ». C’est donc avec une grande curiosité - elle de le découvrir sous un nouveau jour, moi de le découvrir tout court - que nous pénétrons dans la petite salle de ce théâtre aux couleurs pastels.
La pièce débute, et nous rencontrons Smita, Giulia et Sarah, trois héroïnes aussi singulières qu’intrépides. Le terme « héroïnes » est choisi à dessein, car il s’agit d’une histoire où il peut être pris aussi bien en son sens propre qu’en son sens figuré. Dès le début, je suis surprise par l’apparente facilité avec laquelle la comédienne, Hélène Arden, passe d’un personnage à l’autre en un quart de seconde. Le décor est sobre : une tresse à gauche, une chaise au milieu, un foulard dans ses mains. Et pourtant, la magie opère. D’une scène à la suivante, nous sommes transportés tantôt en Inde, tantôt en Italie, tantôt à Montréal.
À la fin de la représentation, l’actrice prend un temps pour converser avec le public. La salle est petite et propice à la discussion : en passant dans le rang de droite, elle n’hésite pas à demander combien d’entre nous ont déjà lu le livre, et si l’heure qui vient de s’écouler a donné aux autres l’envie de le découvrir. Humblement, elle met à profit cet échange pour nous raconter les origines du projet : comment elle a contacté l’autrice du roman via son éditeur pour lui faire part de son souhait de l’adapter, et comment Laetitia Colombani lui a fait part, à son tour, de son enthousiasme à l’idée de voir son oeuvre jouée.
Étant moi-même en train de mettre au jour un projet qui nécessite que je jette beaucoup de bouteilles à la mer, je me reconnais immédiatement dans la démarche de la comédienne. Nous ressortons du théâtre, et sur le Boulevard Richard-Lenoir, je dis à mon amie : « il faut que j’écrive à cette dame ! ».
Mercredi 14 juin 2023, 15h30.
Cet après-midi, Hélène Arden m’appelle. De retour chez moi après avoir passé mes examens de fin d’année, j’ai enfin eu la possibilité de consacrer mon temps à autre chose que des révisions et en ai profité pour contacter la comédienne dont je n’ai pas oublié le spectacle, presque un mois après. Entre temps, j’ai lu le livre de Laetitia Colombani. Je l’ai trouvé court, concis, sans chichis mais non moins percutant : le pari est réussi. La lecture de l’histoire originale et la découverte de certains éléments qui n’étaient pas présents dans la pièce a fait germer en moi une multitude de questions, que je notais au fur et à mesure de ma lecture, tantôt sur un carnet, tantôt dans les notes de mon téléphone, et que j’ai hâte de pouvoir poser à mon interlocutrice. Je m’en munis quand le téléphone sonne, et la discussion s’engage.
D’abord, retour sur la genèse du projet. Je demande à Hélène pourquoi avoir choisi d’adapter ce livre en particulier, et pas un autre : elle me répond que lorsqu’elle en a pris la décision, cela faisait déjà deux ou trois ans qu’elle cherchait une idée pour sortir du théâtre musical qu’elle avait l’habitude de côtoyer. Elle avait alors en tête l’idée d’incarner un personnage fort, important. Pourquoi pas Simone Veil, ou Marie Curie. D’ailleurs, elle ne s’attendait pas du tout à ce que La Tresse lui tombe dessus ! Elle qui ne lit plus de romans - les best-sellers l’ennuient -, c’est d’abord la petite taille du livre qui l’attire. Et puis, c’est un cadeau de Noël.
Tout de suite, Hélène trouve le livre original. D’une part grâce aux sujets qu’il aborde : l’ouvrage débute avec l’histoire de Smita, femme indienne appartenant à la caste des Intouchables. L’évocation de ce contexte social inadmissible interpelle la comédienne : c’est une injustice qui perdure depuis des années sans même que les médias occidentaux y fassent écho. D’autre part, les valeurs portées par le récit résonnent en elle. La Tresse met la solidarité au premier plan, et c’est précisément ce vers quoi Hélène tend son idéal : davantage d’humanisme.
Outre la dimension morale de l’oeuvre, c’est le style de l’autrice qui la frappe : « même dans l’écriture, c’étaient mes mots ». Le dénouement du roman achève de la convaincre : « quand le lien s’est fait… c’était tellement fort ! ». Elle sait alors que c’est cette histoire, et pas une autre, qu’elle désire incarner.
Quand je lui demande de me rappeler comment tout a commencé, l’actrice accepte de revenir sur les débuts du spectacle. Fin 2020, en pleine pandémie, Hélène transforme son salon en théâtre. Quelques mois plus tard, elle y reçoit Laetitia Colombani en personne pour lui présenter son travail. Pendant l’été 2022, elle commence à jouer La Tresse au festival d’Avignon. Dans le public, le directeur de la Comédie Bastille la repère et lui demande de venir jouer à Paris… jusqu’à aujourd’hui.
Si la première question que je lui adresse est sans doute la plus évidente, la réponse qu’elle y apporte ne l’est pas. Je l’interroge sur ce dont elle s’est inspirée pour jouer chacune des trois femmes, en m’attendant à ce qu’elle me dise qu’elle a emprunté les traits de personnes existantes pour les incarner. Sarah, en particulier, me semble être l’archétype parfait de la femme moderne occidentale débordée d’une charge mentale écrasante, contrainte de délaisser sa santé pour maintenir le cap. Contre toute attente, Hélène me raconte que c’est cette dernière dont elle s’est sentie le plus proche : canadienne, avocate, d’une quarantaine d’années, ambitieuse… le personnage était proche d’elle, tant au plan culturel qu’au plan personnel.
Smita était - sans surprise, cette fois-ci - la plus éloignée, géographiquement et culturellement. Hélène n’étant jamais allée en Inde, elle m’explique avoir dû faire beaucoup de recherches pour parvenir à s’approprier le personnage.
Quant à Giulia, son apprivoisement a consisté, pour la comédienne, à « retrouver [ses] 20 ans » !
Aussi éloignées d’elle fussent ces deux dernières, l’inspiration est donc toujours venue de l’intérieur et non de l’extérieur :
Je me suis reconnue dans les trois femmes. Si j’avais été Smita, j’aurais fait ce qu’elle a fait. Si j’avais été Giulia, j’aurais fait ce qu’elle a fait. Si j’avais été Sarah, j’aurais fait ce qu’elle a fait.
Bien sûr, la comédienne s’est aussi appuyée sur le lien existant entre le récit et son vécu personnel. Pour le personnage de Smita, la comédienne me confie s’être inspirée de son expérience de mère, et de son aversion envers l’injustice. D’où la sincérité qui émane de son jeu :
Je trouve son sort tellement injuste que ça crie en moi comme ça crie en elle.
Quant à Giulia, dont le père subit un grave accident au début du roman, c’est son rôle de fille qui a aidé Hélène à l’interpréter :
j’ai pensé à mon père, avec lequel j’avais un lien très fort .
Au-delà des liens qui semblent lier intimement l’actrice à ses personnages, ce sont les sujets universels qu’aborde le livre qui lui ont permis de s’y reconnaître : l’injustice et la solidarité, surtout.
J’aborde ensuite le sujet de la construction du spectacle, et les réponses d’Hélène m’étonnent à nouveau. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le choix des éléments du roman qui furent conservés dans la pièce s’est fait rapidement, instinctivement :
Je l’ai lu, et tout de suite j’ai écrit.
Sitôt la lecture de l’ouvrage achevée, Hélène réalise une première trame qu’elle lit à son mari. Ce squelette initial demeurera essentiel, bien que par la suite affiné, gommé, retravaillé, pour que seule la substantifique moelle en soit conservée. Si la plus grande peur de l’artiste était au départ qu’un élément crucial aux yeux de Laetitia Colombani lui ait échappé, cette dernière a par la suite su confirmer et accepter ses choix artistiques.
Avant de clore l’entrevue, je demande à mon interlocutrice si elle a imaginé ce que devenaient les personnages après la fin du roman. Elle m’apprend que Laetitia Colombani est l’autrice d’un autre roman, paru en 2021 chez Grasset et intitulé Le Cerf-Volant, dans lequel on retrouve Lalita, la fille de Smita. Mais la suite de son histoire n’est pas vraiment conforme avec l’idée que s’était faite Hélène du destin de ce personnage. Quand je lui demande ce qu’était cette idée, elle développe : « pour moi ce sont trois combats réussis. Sarah guérit, Lalita fait des études de droit, l’italienne réussit dans son atelier ». La comédienne se plaît également à imaginer que les trois femmes se retrouvent à l’occasion d’un voyage en Inde.
Quand je joue, j’aime bien savoir qu’elles vont réussir.
Après avoir échangé quelques mots qui n’ont pas de rapport avec la pièce, je remercie chaleureusement Hélène d’avoir pris de son temps pour répondre à mes questions et raccroche en souriant.
A l’issue de cet article, je tiens à la remercier encore : son histoire, son travail et son énergie m’ont permis d’entrevoir à quel point la passion et l’implication qui en découle peuvent permettre à tout un chacun de passer du rêve à la réalité.
La Tresse, Helene Arden seule en scène