Il est des cadeaux indémodables et intemporels. Le livre « Mozart, sociologie d’un génie » de Norbert Elias est de ceux-là.
Comprendre l’œuvre de Mozart (1756-1791) n’est pas chose aisée, comprendre l’homme qui se cache derrière un talent si éminent, l’est encore moins. Et pourtant c’est le travail sociologique auquel s’est attelé avec passion et minutie le grand sociologue Nobert Elias (1897-1990). Le livre posthume, sorti en 1991, retrace avec brio le parcours tumultueux de la vie d’un homme qui fit sienne la devise du philosophe français Etienne De La Boétie (1530- 1563) : « Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres ».
Le nœud de l’amour
« Pour comprendre un individu, nous dit Elias, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire ». Chez Mozart le nœud psychologique se joue autour de l’amour. Le petit Mozart, jaloux de voir sa sœur si proche de son père commença très tôt à l’imiter lorsqu’elle jouait du piano. Les yeux de son père se tournèrent alors vers lui. Leopold Mozart, lui-même musicien, conféra alors à son fils une stricte éducation et lui offrit un amour sans borne, amour qui n’alla qu’en grandissant à chacune de ses prouesses musicales. Mozart était comblé. Elias retrace son génie : « Dès sa quatrième année, il était en mesure d’apprendre et de jouer sous la direction de son père des morceaux de musique assez compliqués. A cinq ans, il commence à composer. Avant son sixième anniversaire, il offre ses premiers concerts devant les yeux ébahis des grands de ce monde». Un ami de la maison, le trompette de la cour, Schachtner, témoigne du besoin d’affection de l’enfant : « Il était si extrêmement attaché à moi (…) parce que je lui consacrais du temps (…) qu’il me demandait jusqu’à dix fois par jour si je l’aimais ; et si parfois il m’arrivait de répondre négativement, par plaisanterie, il avait immédiatement des larmes plein les yeux ». À la fin de sa vie, Mozart perdit ses deux plus grands amours : l’amour de sa femme et l’amour du public. Chose insoutenable à ses yeux et à son cœur car ils étaient l’essence même de sa vie.
Mozart, l’homme de cour
Mozart, qui était « un marginal bourgeois au service de la cour », ne vouait son âme qu’à la musique. Il ne supportait pas de n’être traité qu’en valet et connaissait la valeur de ses dons. Aussi, il voulait suivre le cours de ses propres rêves. Une lettre dans laquelle il indique qu’il « préfère les pauvres qui lui sont plus fidèles, que les riches qui ne comprennent rien à l’amitié » atteste de cette pensée. Lorsque Mozart rompit avec son maître à Salzbourg il souhaitait devenir indépendant, vivre de sa musique, faire jaillir son talent. Il était sûr de lui. Mais la société dans laquelle il vivait n’était pas prête à une transformation aussi radicale : « Mozart représentait l’artiste indépendant, s’en remettant dans une très large mesure à sa propre inspiration, à une époque où l’interprétation et la composition de la musique socialement la plus prestigieuse étaient presque exclusivement entre les mains de musiciens – artisans qui occupaient des postes fixes auprès des cours et des églises dans les villes ». Aussi lorsque l’empereur lui tourna le dos c’est ensuite toute la bonne société viennoise qui se détourna de lui. Bien que son imagination et sa création musicales soient imprégnées « de la tradition aristocratique » et que c’est cela qui fait justement la «clarté et la valeur éternelle » de sa musique, Mozart n’accepta jamais sa position d’inférieur, « il ne s’accommoda jamais d’être traité et de devoir traiter sa musique avec condescendance ». Car la musique c’était sa vie. C’est ainsi qu’il se donna la mort.
Pour Nobert Elias, Mozart représente, malgré lui, le conflit entre deux couches sociales différentes. Pour le sociologue, sans ce conflit, jamais il n’y aurait eu de telles créations musicales : « Les grandes créations naissent toujours de la dynamique conflictuelle entre les normes des anciennes couches dominantes sur le déclin et celles des nouvelles couches montantes ». Malgré tous les efforts de son père, Mozart ne devint jamais un homme du monde, un « gentleman au sens du XVIIIème siècle ». Norbert Elias présente un individu prodigieux et l’analyse au regard des structures sociales de son temps. C’est une analyse sociologique de haute volée, son livre ne se lit pas, il se boit.