L’avez-vous constaté vous aussi ? Regardez bien les citadins qui se reposent sur les bancs de nos villes, les voyageurs qui patientent dans les halls des aéroports et des gares, dans les stations du tram, ceux qui attendent l’autobus.
Regardez aussi les touristes qui interrompent leur promenade sur la digue qui borde la plage, ou même au pied du château qu’ils viennent de visiter en Périgord… Tous sont arcboutés sur leur smartphone, le nez presque suspendu au-dessus des genoux dans la posture de la tortue. A la gare, la posture est souvent perfectionnée, un sac de voyage glissé sous le siège profitant de l’habitacle du corps pour constituer une sorte de bloc corporel formant une citadelle imprenable.
Ainsi, l’écran s’offre-t-il comme unique vis-à-vis dans une interaction qui, pour renforcer encore l’isolement, peut bénéficier du concours d’une capuche ou d’un haut col relevé qui, les épaules étant avancées comme celle de cyclistes, dissimule alors presque entièrement le visage. Michel Serres a noté dans Petite Poucette, cette ressemblance des étudiants des amphithéâtres des universités avec des cyclistes arc-boutés sur leur guidon.
On a souvent évoqué les risques auxquels s’exposent les zombies, ces piétons qui traversent la route le nez rivé sur leur smartphone au mépris de la circulation. Si le danger est bien moins grand pour elle, il faut aussi prendre en considération cette nouvelle espèce de citadin, la tortue voutée sur son smartphone et enfermée dans sa coquille.
La posture de la tortue intéresse-t-elle les designers ? En invitant l’animal à appuyer son dos, l’ajout d’un dossier au siège pourrait permettre d’ouvrir son corps à l’interaction, à regarder ailleurs. Mais l’ajout d’un dossier pourrait seulement déplacer le problème, incitant la tortue à rechercher un autre support pour ses pattes-table basse, sac de voyage ou balustrade qui lui permettra de se plonger plus confortablement dans son smartphone en basculant simplement le corps en arrière et en croisant ses pattes de derrière en l’air, un peu comme si, grâce à cette base stable, elle pouvait rouler sur sa carapace. Le règlement du problème ne relève donc peut-être pas du design.
Cela pourrait-il être une question de paysage ? La beauté alentour permet-elle de déplacer l’attention ? Vaut-elle ce déplacement ? Cela pourrait-il être une question de rythme urbain, dont il faudrait savoir s’extraire, « décrocher » ? On aperçoit en effet, parfois, des touristes bien assis sur leur derrière, sur un banc devant la plage ou au pied du château du Périgord, qui conversent avec des amis en tournant leur visage vers eux ou, simplement, laissent leur regard vaquer à ses petites occupations, chercher quelque chose au loin et s’y arrêter un instant. Grande aventure…
Parfois aussi, des jeunes gens rassemblés pour un tournoi de basket ou marchant ensemble dans la campagne. Leur regard est plus mobile et leur corps plus délié. Appartiennent-ils à d’autres espèces animales ? Ce sont peut-être seulement des tortues en retraite, des ex-tortues ou, simplement, des tortues en vacances qui, à force d’été, sont effectivement parvenues à « décrocher », à libérer regard et corps. Décrocher semble être en effet le mot-clé et la principale difficulté dans une vie de tortue.