Dans les années 1980 déjà, Roland Barthes constatait que « les images sont plus vivantes que les gens ». Susan Sontag observait quant à elle, à la même époque, qu’il n’y avait déjà plus une seule chose du monde qui n’ait été photographiée. Notre cerveau est un immense catalogue dans lequel ces photographies des choses du monde sont bien rangées, nous barrant désormais l’accès aux choses elles-mêmes. Elle entrevoyait aussi le risque d’une déréalisation du monde : c’est l’image qui dicte effectivement sa loi, nous dit le vrai et le beau. La photogénie ne définit-elle pas les canons de la beauté ?
Pourrait-on s’acquitter de la médiation des images et retrouver lesdites choses ? Pourrait-on voir simplement le vivant tel qu’il est, et non l’effet de vivant tel qu’il est construit par les images ? Il faudrait pouvoir s’acquitter de la représentation qui, précisément, les transforme en images. L’ostension, autrement dit la mise en présence de la chose même, pourrait convenir, à la condition qu’un dispositif de spectacularisation puisse l’extraire de l’expérience quotidienne, la séparer du monde et lui concentrer notre attention, tout ce qu’un cadre fait pour un tableau. Encore faut-il que la chose soit alors conservée vivante, et n’en revête pas seulement l’apparence, comme les animaux empaillés dont les taxidermistes reconstituent, à partir des dépouilles des pauvres corps morts, les poses du vivant. Il faudrait en tous les cas un dispositif capable de distraire notre attention des images défilantes des smartphones et d’interrompre leur ronde. L’artiste Gérard Hauray a réussi cette spectacularisation.
Il a collecté, entre avril et septembre 2021, les poussières accrochées aux semelles de nos chaussures de visiteurs du Centre Pompidou et de voyageurs de la Gare de l’Est. Mises en culture au Parc Floral de Paris, celles-ci ont dévoilé des micro-paysages et rendu visible une nature minuscule incrustée sous nos pieds, qui raconte nos petits et grands voyages. Mises en culture, ces poussières constituent cent dix micro paysages qui, sur l’invitation de l’anthropologue Vinciane Despret, ont été présentés au Centre Pompidou de Paris au printemps dernier dans une installation intitulée Leçons de chausses. Exposés dans des contenants de bois inspirés des caisses de Ward, ces anciennes serres portables dessinées au transport des végétaux par la voie maritime, les micro paysages ont continué à vivre. Certains ont été collectés il y a plus de sept ans, d’autres au printemps dernier. D’une saison à l’autre, des mousses, des fougères, des plantes à fleurs, des cyanobactéries sont apparues et ont grandi….
L’exposition demande au visiteur de s’arrêter, de se pencher sur elles comme il le ferait dans un jardin, et l’incite à revenir une autre fois pour suivre l’aventure de leur croissance. Ainsi va la vie du jardin. Les cent dix micro paysages témoignent de la vie secrète du végétal, de ses croisements avec la vie urbaine et de la colonisation insoupçonnée du minéral. Ils nous présentent aussi les plantes comme des personnages dont on peut narrer l’histoire, reconstituer l’origine, les voyages, les épreuves surmontées, comme on le ferait après tout pour des héros humains.
Les Leçons de chausses de Gérard Hauray sont présentées tout l’été et jusqu’au 7 octobre 2022 au Parc Floral de Paris.