Le Léviathan, de l'hébreu לִוְיָתָן (liviyatan), qui est dans la Bible (Isaïe, 27:1; Psaume 104, 26; Job, 40:25) un monstre marin qui représente le chaos. D'origine ougaritique1, ce nom provient de la racine verbale trilittère לוה, qui signifie être joint, adhérer, emprunter et peut être assimilé également à une racine nominale proche, ליה signifiant feston, couronne, enroulement, au sens architectural du terme. On le retrouve également sous la forme לִוְיַת (liviat) signifiant "diadème" ou "couronne" en proverbes 1:9 et 4:9. Plusieurs philosophes, parmi lesquels Thomas Hobbes fait figure de précurseur, ont assimilé l'Etat à la créature du Léviathan, de manière parfaitement pertinente. Il s'agit ici d'une extension des considérations précédentes que nous avons faites relativement à la langue. En effet, toutes les constructions humaines quelles qu'elles soient sont structurées en profondeur par cette instance de médiation représentative entre le monde et nous que constitue le langage, et en portent la marque profonde. Il est logique qu'elles en héritent également les traits les moins contrôlables et les moins prévisibles.
C'est ainsi que l'Etat, l'économie, l'administration se mettent tôt ou tard à se comporter comme des processus sans sujet et à manifester une autonomisation de leur fonctionnement caractérisée par un dévoiement de leur finalité initiale au profit sans limite assignée de leur développement propre, par le surgissement d'effets pervers résultant du tressage imprévu d'éléments a priori sans rapport les uns avec les autres mais qui se combinent en chaînes causales absurdes ou destructrices. Cette autonomisation des processus internes au langage et aux institutions humaines qui lui empruntent sa structure exprime une tentation d'autoréférentialité qui toujours a menacé le langage. En effet, ce dernier ne se confondant pas avec le monde qu'il désigne, mais ayant par ailleurs importé dans ses structures internes l'architecture dialectique et relationnelle du monde, il est sans cesse soumis à la tentation fantasmatique de se substituer à lui et de finir par se considérer comme étant au principe de soi-même. Or la seule instance qui puisse se réclamer exclusivement d'elle-même et tenir véritablement dans une autoréférentialité principielle qui ne constitue pas de fait une impossibilité logique est Dieu lui-même, ce qui est attesté par le אֶהְיֶה אֶהְיֶה אֲשֶׁר ('Ehiéh 'asher 'Ehiéeh) en Exode 3:14 – littéralement "Je suis qui je suis" - formulation tautologique par excellence, exprimée par la parfaite symétrie de la formule. Et de fait, l'autoréférentialité est ce qui fait boucle sur soi-même. La couronne ou l'enroulement exprimé par le terme ליה, se trouve ce faisant désigner métaphoriquement le langage, à la fois couronnement ontologique du monde, en ce sens qu'il en constitue l'attestation réflexive et en assure de fait la complétude ontologique, en permettant à l'être de parvenir à l'existence – ex-sistere, se tenir hors de soi (dans les structures réflexives du langage) -, mais également instance toujours menacée d'autonomisation autoréférentielle, comme l'enroulement d'un serpent se mordant la queue.
Le langage est l'attribut divin par excellence, comme on le voit au commencement du livre de la Genèse, où la création du monde est le fait du verbe divin, ce qu'a repris Jean dans le prologue de son évangile, qui va même jusqu'à les unir radicalement: "Au commencement était le Verbe". On sait que le prince des ténèbres est présenté comme un ange déchu. Άγγελος, l'ange en grec, signifie le messager, le porteur de nouvelle, c'est-à-dire qu'il connote tout vecteur d'un propos quel qu'il soit, en relation intime avec le langage à partir duquel se construit tout récit. Le Léviathan, cette figure animale monstrueuse du diable représente donc très exactement le dévoiement du langage et de tout ce qui peut en être issu dans l'autonomisation de processus sans sujet, imprévisibles, incontrôlables et destructeurs. La première racine trilittère mentionnée, לוה, signale la coexistence (être joint, adhérer) et la tentation substitutive (emprunter) de ce dévoiement au sein du langage. Processus sans sujet: sans sujet… Cette éviction du sujet exprime au mieux la pulsion régressive qui toujours menace l'exercice forcément douloureux d'une conscience critique en éveil, qui n'est autre que la nostalgie embrumée d'un âge d'or amniotique présubjectal. Le Léviathan n'est pas fortuitement représenté comme une créature marine: il illustre parfaitement les monstres engendrés par l'abdication du sujet humain dans le continuum liquide des foules ou des processus impersonnels autonomisés2.
On voit au terme de notre exploration que le "prince des ténèbres" est caractérisé avant toute chose par de profonds paradoxes qui viennent révéler la fondamentale polysémie du langage et l'existence en son sein de failles complexes. Ses noms protéiformes et parfois apparemment antagonistes le trahissent et nous permettent de voir en pleine lumière la façon dont jouent les mécanismes délétères de sa destructivité. J'avais évoqué plus haut pour qualifier sa résidence "les régions obscures et mutiques aux sources des angoisses de la psyché humaine", pour ensuite esquisser "les traits d'un interlocuteur prolixe". Qui est mutique…? Le sujet, pris au piège des failles du langage, et réduit au silence. Mais si le sujet se tait, qui donc parle en lui? Qui est bavard? L'introjection du couple formé par les instances normatives externes appariées avec les pulsions transgressives qui les accompagnent, d'une part; les structures logiques de la langue qui incitent l'inconscient à construire des associations causales non dominées par le sujet, d'autre part: ça parle en nous sous le sceau de la multiplicité, de la division et de la contradiction pulsionnelles, sources de toute confusion, comme se lèvent, à l'horizon des déserts, des mirages dépourvus de substance…
Les assauts du diable portent ainsi sur le sujet, au sens d'une grammaire pronominale incarnée: seul un sujet véritablement construit dans la finitude acceptée de son incarnation et qui a pris son envol depuis l'indispensable socle de ses conditionnements initiaux, loin de toute tentation substitutive aliénante, est en mesure de le faire taire, à l'instar du Christ au désert. Le désert de l'impossibilité de tout recours extérieur, le désert de la solitude radicale, qui seul permet d'échapper à l'oubli d'être soi.
Remerciements
1 Je remercie mon amie Jeanne Chaillet, grande hébraïsante, pour les précisions qu'elle a bien voulu m'apporter ici.
2 Je tiens à remercier mon ami Nicolas Zannin pour son écoute et ses commentaires précieux et pertinents sur ce dernier point..