Tout homme a besoin d'un démon pour travailler à son âme.
(Marie-Noël, Notes intimes)
Adonaï a répandu sur moi l'esprit de vertige qui soulève les scrupules et les doutes.
(Isaïe 19:14)
Le diable… La civilisation occidentale façonnée par le judaïsme puis par le christianisme a été profondément marquée depuis plus de deux mille ans par cette figure inquiétante aux multiples visages, déjà présente dans la Torah de Moïse, qui a alimenté un imaginaire populaire narratif et iconographique considérable. Ses noms sont légion, pour reprendre l'expression du récit évangélique du possédé de Gérasa (Marc 5:9): le diable, le démon, Satan, Belzébuth, Lucifer, Méphistophélès, le Léviathan, si l'on s'en tient aux plus communs. Or, que recouvre exactement une telle figure, si l'on tente de dépasser les déclinaisons irrationnelles que la superstition commune en a donné sans jamais esquisser une tentative même partielle d'élucidation?
Il est indispensable de bien préciser ici le cadre au sein duquel se déploie ce dont il est ici question: le monde se donne à connaître à chaque sujet humain particulier en tant que phénomène, dans la mesure où notre accès à lui est conditionné par un détour représentatif par les structures du langage. Les psychologues savent bien que dès le stade du sein, le nourrisson sort de la fusion nocturne matricielle formée avec sa mère qui constituait jusque là la modalité principale de son être au monde pour s'éprouver peu à peu comme sujet distinct constitué par cette "dé-fusion", qui est un exil hors de l'immédiateté de l'immanence: cela signe l'entrée en langage, l'entrée dans l'ordre de la médiation représentative autorisée par le langage. Re-présentative: qui donne accès à un monde définitivement absenté sous les espèces de la fusion perceptive instinctuelle. Dès lors, notre accès au monde se fera par le biais de ces constructions représentatives qui résultent du tressage entre le monde tel qu'en lui-même d'une part et la perception distinctive que nous nous en faisons d'autre part. Dans ce que nous percevons du monde se tressent autant du monde lui-même que de nos facultés de construction représentative: ne s'y trouvent pas davantage de pure formalisation arbitraire que de monde "tel qu'en lui-même", ou monde-en-soi, ce que la phénoménologie a parfaitement exploré.
Ce point est crucial dans le sujet qui nous occupe, qui est celui de toutes les confusions, notamment celle, aux limites de la psychose, de la projection fantasmatique d'un être conscient et intentionnel sans existence incarnée, comme le personnage du diable semble inviter à le croire. Comme il n'est pas concevable que l'humanité ait pourtant sans cesse évoqué ce personnage hors de tout support un tant soit peu "substantiel", il convient de préciser avec soin ce que les instances représentatives du langage peuvent bien désigner là hors d'elles-mêmes. Ceci posé, il devient simple de préciser l'objet de notre enquête présente.
Le sujet est d'importance, tant il semble que nous soyons là face à un invariant anthropologique majeur, qui repose dans les régions obscures et mutiques aux sources des angoisses de la psyché humaine. La personnalisation d'une telle instance insaisissable et mouvante ne fait qu'obéir une fois de plus à la structure fondamentale de tout langage: le nom a une valeur d'attestation épiphanique de ce qu'il désigne et entretient à son égard un rapport similaire à celui qui lie le symptôme à la maladie. Il en manifeste les effets, en en laissant paradoxalement dans l'ombre les causes, et rend saisissable l'aspect de ses multiples apparences, tout en en voilant la réalité ontologique sous-jacente. C'est ainsi que le diable est toujours présenté, dans les multiples déclinaisons représentatives qui en ont été faites depuis le livre de Job ou même de la Genèse jusqu'au Faust de Goethe ou à celui de Thomas Mann, sous les traits d'un interlocuteur prolixe, alors même que l'on ne parvient jamais véritablement à savoir qui parle réellement. Il laisse cependant de précieux indices dans les noms mêmes qui le désignent, qui vont nous aider à éclairer cette étrange construction qui forme l'architecture structurelle des errances et du malheur humain, en comprenant à quoi exactement la conscience est conduite à faire face lors de son éveil au monde.
Voyons donc les plus communs des noms du diable et ce qu'ils ont à nous dire:
Satan, de l'hébreu הַשָּׂטָן (hashatan), l'accusateur. Il faut noter ici qu'il ne s'agit pas tant d'un personnage que d'une fonction, celle d'un procureur qui instruit un procès, celui du sujet qui y est confronté. De quel procès s'agit-il? Celui d'une non-conformité à la loi, à l'ordre, et par voie de conséquence implicitement à la vie, qui vient mettre le sujet dans le plein exercice de sa liberté sous le feu du soupçon. Car ce sont très exactement là l'autonomie et la liberté en tant qu'elles sont attentatoires à la sujétion à la norme et au groupe qui sont mises en cause. "Le" Satan correspond donc ici à une introjection surmoïque, expression de la dépossession du sujet de sa souveraineté propre au profit d'une superstructure normative externe. Il est donc une figure parfaite de l'aliénation qui correspond à ces voix édictrices par excellence de la norme que sont les voix parentales pour le jeune enfant, introjectées au plus profond de la conscience, qui en font parfois le "mauvais objet". Ce qu'il convient de noter est le caractère intransitif des reproches formulés par cette instance proche de ce que l'on a appelé le surmoi, reproches qui ne portent pas tant sur des actions précises et repérables que sur la valeur intrinsèque du sujet, sur lequel porte un soupçon de principe. Cette instance accusatoire exploite donc et amplifie le malentendu majeur de toute éducation, qui repose sur la confusion possible portée par tout jugement critique entre un être humain et ses actes: l'enfant réprimandé pour telle ou telle action a tôt fait, sans discours explicite des adultes qui l'ont en responsabilité, d'imputer non à ses actes mais à sa personne même qu'il dévalorise de fait les raisons des sanctions ou remontrances dont il est l'objet. Ce qui est particulièrement destructeur est ici le dévoiement du domaine de la morale au profit de l'atteinte à l'estime de soi par défaut supposé de conformité. Le Shatan vient donc porter le fer à l'articulation aporétique entre la réalisation de la souveraineté du sujet et le cheminement de désaliénation qui la sous-tend, d'une part, et la logique qui préside à l'organisation sociale dont le concept principal est la masse impersonnelle, la communauté, la foule ou le peuple, d'autre part. Ces deux ordres sont irréconciliables car ils se menacent mutuellement, et la béance qui les sépare a été et demeure l'objet d'un travail d'aménagement constant dans les civilisations humaines, toujours soumises à cette tension qui sépare ce qui revient à Dieu de ce qui relève de César. Le prix à payer est notamment un déplacement du centre de gravité d'une estime de soi bien établie, c'est-à-dire propice à l'avènement d'une véritable autonomie souveraine du sujet, déplacement qui tend à semer le doute en son sein relativement à sa valeur intrinsèque. Ce déplacement est à l'origine de l'adultération du narcissisme primaire ou amour de soi, nécessaire à l'équilibre paisible et à la désaliénation du sujet, en narcissisme secondaire, ou amour propre, quête éperdue d'approbation extérieure qui mène à l'instrumentalisation d'autrui dans une logique d'aliénation objectale.